« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait »[1].
Qui aurait pensé il y a 66 ans que ces mots de Robert Schuman allaient retrouver leur bien-fondé de nos jours? Plutôt que de se faire, l’Europe semble se défaire : croissance anémique, tensions politiques, vociférations populistes, craintes parfois irrationnelles de l’immigration, mosaïque de décisions commerciales unilatérales. Une combinaison parfaitement toxique. Solidarité, vous dites ? Un amour refroidi l’on dirait. Si la critique de la construction européenne n’a rien de nouveau en soi – elle a été critiquée pour manque de vision commune, un manque de concertation, le prétendu déficit démocratique, un manque de transparence, de leadership – l’envergure des critiques formulées ces derniers mois est assez inusitée. Sur le banc des accusés: la raison d’être de l’Union européenne. Source de compétitivité, d’emplois, de richesse culturelle et sociale, les quatre libertés fondamentales de l’Europe sont entrées progressivement dans la ligne de tir des eurosceptiques ou des « Européens tièdes ». Plus de contrôles, plus de nations, moins d’Europe. Comment ce dérapage a-t-il pu se produire? Récapitulons.
La Grèce a parcouru six années jalonnées d’insécurités, de frustrations et d’asphyxie économique. A peine au pouvoir, le nouveau gouvernement socialiste annonça en octobre 2009 que le déficit était trois fois plus sévère que ne l’indiquaient les statistiques officielles. Cassandre était bien au rendez-vous. Six mois plus tard, la dette grecque est dégradée en catégorie spéculative, pour finir à la note CCC en juillet 2011. S’ensuivirent de longues nuits de négociations, l’une plus cruciale que l’autre – stupeur et tremblements – ainsi qu’un référendum qui fut clôturé par un « oxi ». Grande déception pour les cœurs europhiles. Au soulagement de tous, la pire des choses a toutefois pu être évitée ; le Grexit ne s’est pas réalisé. La flamme de la crise, loin d’être éteinte, pourrait toutefois facilement se rallumer et se transformer en feu de paille. Crise des réfugiés, chômage à 25%, nouvelle contraction de l’économie (de -0,2% l’année dernière à -0,6% en 2016[2])… Evitons d’applaudir prématurément ! Hier soir, le Parlement grec a donné feu vert à une nouvelle série de mesures d’austérité afin de toucher la prochaine tranche d’aide financière à hauteur de 5,4 milliards d’euros. Des hauts et des bas – la Grèce n’est pas encore sauvée.
De toute façon, le prochain trublion est déjà dans les starting-blocks. La vision des signataires de l’Accord de Schengen – le Luxembourg, la France, l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique et les Pays-Bas – fut de créer un système permettant la libre circulation des personnes et des biens. Les conditions de cette vision furent aussi évidentes que la vision per se : la confiance comme l’élément clé de cette coopération entre les 5 voisins. Un membre de Schengen accueille un ressortissant d’un pays tiers – il en est responsable de la vérification de son identité. Par après, feu vert à la découverte de l’Europe. Aujourd’hui, le club Schengen compte 26 membres. Hier (il n’y a même pas 4 ans), 67% des citoyens faisaient l’éloge de la libre circulation, célébrée pour son impact positif sur leur économie[3]. So far so good.
Aujourd’hui, le bilan tel qu’il est perçu par l’opinion s’avère moins positif, 55% de la population européenne interrogée estimant que les libertés fondamentales ont été restreintes par la lutte contre le terrorisme et le crime organisé[4]. Depuis l’année dernière, marquant le 30ème anniversaire de l’accord Schengen, son bon fonctionnement a été sérieusement mis à l’épreuve. Les conflits en Syrie et en Iraq ont entraîné l’arrivée d’un nombre sans précédent de réfugiés et de migrants dans l’Union européenne. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime que le chiffre total de personnes ayant quitté la Syrie en raison de la guerre s’élève actuellement à 4,8 millions – la plupart d’entre eux se réfugiant en Turquie et au Liban[5]. La réponse européenne à cette situation tragique a été peu coordonnée. Ont été dévoilées certaines défaillances sur les frontières extérieures de l’Union, qui ont provoqué une politique du «laisser passer» (même si, au vu de l’envergure qu’ont pris les événements et de l’accélération de la crise, il ne faut pas être trop tranchant et pénalisant non plus). Il en a résulté une remise en question sinon de la zone Schengen proprement dite, du moins de la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne.
Malheureusement, les critiques à l’encontre de la libre circulation entre les pays membres de Schengen ne se sont pas fait attendre longtemps… Que ce soit le 7 janvier 2015, le 14 février 2015, le 13 novembre 2015 ou le 22 mars 2016 – c’étaient des journées noires pour toute l’Europe. Nous avons tous été ébranlés par les attaques terroristes. Sur base de ce sentiment de crainte et d’impuissance que nous avons tous éprouvé, de manière bien compréhensible, certains ont tiré des conclusions hâtives. En en profitant par exemple pour remettre au goût du jour, en ce début de 21e siècle, des positions protectionnistes pourtant disqualifiées au cours du siècle précédent.
Depuis l’été dernier, plusieurs pays de l’espace Schengen dont la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la Hongrie, la Slovénie, la Slovaquie, la République tchèque, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède et le Danemark ont réintroduit des contrôles à titre provisoire à leurs frontières intérieures et ce sur base de l’article 25 de la Convention de Schengen, qui autorise ce régime de contrôles spécifique, en toile de fond d’une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure pour une durée n’excédant pas dix jours. Cette procédure pouvant être prolongée de 20 jours au maximum en cas de menace persistante, mais à condition que cette période renouvelable soit limitée à une durée totale de deux mois. Au début de ce mois, la Commission européenne a autorisé 5 pays[6] à les prolonger de six mois. Or, qui dit fermer, dit fragmenter, dit fragiliser. Si – et je me permets de me servir de l’exemple de Paris – la France, chahutée tant au niveau de la sécurité que politiquement, suite aux évènements atroces en novembre, était dans l’obligation de réagir, il convient d’éviter que ces contrôles prennent une forme systématique. Qui dit fermer, dit fragmenter, dit fragiliser. Pour cette raison, l’on ne peut que pousser un soupir de soulagement face aux déconvenues de l’idée d’un « Mini-Schengen » (avec un Mini-« Kerneuropa » composé des Etats Benelux, de l’Allemagne et de l’Autriche) tel que proposée par la Présidence néerlandaise du Conseil de l’Union européenne en mi-novembre (avec des conséquences désastreuses pour le Luxembourg !), cette idée ayant été vite délaissée.
L’effondrement de Schengen constituerait un signal politique dévastateur. Les conséquences économiques qui en découleraient bouleverseraient en outre toute l’économie européenne[7] et le Luxembourg, 3ème économie plus ouverte au monde, ne serait certes pas épargné. Exportant 80% des biens et services qu’il produit, dont 84% restent au sein de l’Union et un peu plus de la moitié même dans ses trois pays voisins, et bon élève de la facilitation de l’échange (11e parmi 140 pays pour la prévalence d’obstacles non-tarifaires et 7e sur 140 pour ses procédures douanières)[8], le Luxembourg respire le libre-échange. N’oublions pas non plus l’attrait du Luxembourg en tant que plaque tournante de la logistique et des réseaux de transports transeuropéens, qui fait du Luxembourg le site européen de premier choix pour les affaires internationales. La réintroduction de contrôles d’identité aux frontières et les retards qui en résulteraient risqueraient de renchérir les biens, tant en ce qui concerne les importations que les exportations.
Selon France Stratégie[9], le coût de la réintroduction de contrôles aux frontières reviendrait à une taxe de 3% sur le commerce au sein de la zone euro. Prélevée sur les importations luxembourgeoises de biens, elle représenterait une perte directe de 560 millions d’euros[10] sans tenir compte des répercussions potentielles sur les prix ou les salaires, susceptibles de résulter en une baisse du pouvoir d’achat. Sur cet impact vient se greffer 1,2 milliard d’euros (suivant l’hypothèse d’une réduction de 15% des exportations luxembourgeoises de biens vers la zone euro) [11].
Un élément très important, dont il y a lieu de tenir compte dans le contexte de l’analyse des effets potentiels d’un éventuel effondrement de l’espace Schengen, est la composition unique de la main-d’œuvre qui fait tourner l’économie luxembourgeoise : le Luxembourg compte 160.000 travailleurs frontaliers. Si chaque frontalier se voyait bloqué à la frontière pendant un quart d’heure[12], le pays perdrait 225 millions d’euros[13] (sur base de l’hypothèse d’un salaire horaire de 25 euros). Partons de l’hypothèse d’un salaire horaire de 25 euros. S’y ajoute la consommation transfrontalière: si les non-résidents (largement mais pas uniquement des frontaliers) ont consommé un total de 4,2 milliards d’euros au Grand-Duché en 2015, les résidents luxembourgeois n’ont consommé « que » 1,2 milliard d’euros dans la région. Il en découle un solde de 3 milliards. Une diminution de ce solde de 10% résulterait donc en une perte de 300 millions d’euros.
Songeons également au fameux « tourisme à la pompe ». Il convient de noter à cet égard que la part des frontaliers dans la consommation de carburant ne s’élève, contrairement aux attentes, qu’à 15%, la plus grande partie, à savoir 60%, étant soutenue par les flux transitoires. Cela dit, si les camions contournaient le Luxembourg en raison du long temps d’attente à la frontière, supposons le tout se traduisant par hypothèse par un recul de 10% en termes de flux transitoires, le Luxembourg perdrait près de 60 millions d’euros d’accises.
Cependant, il serait inapproprié de jouer les oiseaux de mauvais augure. En effet, Schengen peut être sauvé. Gardons à l’esprit qu’à l’heure actuelle, les contrôles aux frontières sont plutôt l’exception que la règle, les contrôles ne pouvant être réintroduites que temporairement et sous des conditions exceptionnelles. Faut-il rappeler que la large majorité des membres de l’espace Schengen n’ont pas joué la carte de la fermeture ? Par ailleurs, il ne serait pas possible de sécuriser correctement les 50.000 km de frontières (terrestres et maritimes confondues) qui entourent l’espace Schengen et les 700 aéroports européens. Ce ne serait d’ailleurs pas judicieux, car le renforcement des forces policières aux frontières va de pair avec un détournement de leur mission primaire, qui est la lutte contre le crime et le terrorisme. Il n’est pas question de faire un choix entre liberté et sécurité. L’espace Schengen peut incorporer les deux. Evitons d’en faire le bouc émissaire et d’ignorer la véritable source des difficultés actuelles. L’Europe devra déployer de grands efforts afin d’aboutir à une nouvelle définition réaliste, juste et ne concédant rien au populisme de sa politique en matière d’asile, d’intégration et d’immigration, d’une part, et pour formuler une réponse commune quant aux défis d’une gestion plus efficace des frontières extérieures, d’autre part.
Si Schengen est compatible avec la lutte contre le terrorisme, qu’en est-il du faible courage politique ? Le principe du « burden sharing » naturel, denrée rare ces derniers mois, doit devenir la règle plutôt que l’exception. Dernier retour aux Hellènes. Emblématique des défaillances communautaires dans le cadre de la crise de la zone euro, l’expérience grecque apporte avec le recul la preuve de la volonté européenne d’agir ensemble dans un esprit de collaboration et de solidarité. Ce qui semblait impossible au début a finalement été accompli : la création d’une série d’instruments intergouvernementaux adéquats a permis d’éviter un expédient qui aurait coûté cher à tous[14]. Un retour européen, avec au cœur le respect des règles de Schengen, exige à la base un climat de confiance et une volonté accrue de leadership. Le vieux continent devra assumer sa responsabilité en tant que communauté européenne, car avant de parler d’Union européenne, c’était une communauté. Le processus sera sans doute laborieux, mais l’effort en vaut certainement la peine et souvent, l’urgence de la situation produit les efforts requis pour atteindre le résultat souhaité. Pour reprendre les mots de Churchill : « Never let a good crisis go to waste »… et la prochaine crise EXIT-entielle a déjà frappé à la porte – le Brexit, qui fera l’objet de mon prochain blog.
(Une version légèrement modifiée et portant le même titre de cette contribution a été publiée dans le « Luxemburger Wort » du 7 mai 2016)
[1] Déclaration Schuman, 9 mai 1950.
[2] FMI World Economic Outlook avril 2016.
[3] Commission européenne : Eurobaromètre Flash 365 citoyenneté de l’Union européenne.
[4] Commission européenne (avril 2015): Special Eurobarometer 432 “Europeans’ attitudes towards security”.
[5] http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php.
[6] A savoir l’Autriche, l’Allemagne, le Danemark, la Suède et la Norvège.
[7] Selon la Commission européenne, le rétablissement des contrôles au sein de l’espace Schengen engagerait des coûts directs de 5 à 18 milliards d’euros par an, concernant tous les acteurs de la vie économique : les entreprises et les 1,7 million de travailleurs frontaliers (perte de temps chiffrée à 2,5-4,5 milliards d’euros), le secteur du transport routier de marchandises (les coûts directs augmenteraient de 1,7 milliard d’euros à 7,5 milliards d’euros chaque année) , le secteur touristique (perte de nuitées chiffrée à 1,2 milliard d’euros) et les gouvernements (renforcement de personnel aux frontières chiffré à 1,1 milliard d’euros).
[8] WEF Global Competitiveness Report, 2015
[9] France Stratégie (Février 2016) : Les conséquences économiques d’un abandon des accords de Schengen.
[10] Soit 1,1% du PIB de 2015.
[11] Sachant que France Stratégie s’attend à un recul des échanges commerciaux entre 10% et 20% résultant du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen.
[12] Deux contrôles par jour à 7,5 minutes.
[13] Soit 9 millions en termes d’heures de travail.
[14] Ainsi que le contournement de la clause de non renflouement qui interdit aux Etats membres de la zone euro de prendre en charge les engagements d’autres Etats membres.
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