L’IGSS a récemment diffusé son « Bilan technique du régime général d’assurance pension – 2016 »[1], un document riche d’enseignements et qui met clairement en relief la nécessité absolue de remettre sur le métier la réforme des pensions.
Depuis de nombreuses années déjà, la Chambre de Commerce met en exergue cette hypothèque, pour notre modèle économique et social, que constitue le financement des pensions. Dans son avis publié en avril 2012 à propos de ce qui allait devenir la loi du 21 décembre 2012 portant réforme de l’assurance pension [2], la Chambre de Commerce estimait que les ajustements techniques proposés dans cette réforme (soit schématiquement une diminution graduelle des taux de majoration proportionnelle, un renforcement des règles anti-cumul et l’introduction sélective de modérateurs du réajustement des pensions aux salaires réels) étaient insuffisamment incisifs pour assurer durablement le financement du régime de retraites. Elle affirmait même qu’un véritable « âge d’or économique » serait requis afin de minimiser les effets de la catastrophe annoncée et qu’une réforme future était « d’ores et déjà implicitement nécessaire ».
Il est frappant de voir à quel point le tout récent bilan technique de l’IGSS corrobore ces positions. Certes pas en apparence, car les conclusions du bilan en question semblent à première vue réconfortantes pour les partisans du statu quo. Dans ces conclusions, les auteurs du rapport insistent en effet sur le niveau élevé de la réserve de compensation actuelle, sur l’équilibre du régime général au cours de la période de couverture 2013-2022 ou encore sur les substantielles économies induites par la réforme des pensions de décembre 2012. En contrepoint figure, fort heureusement, la phrase suivante : « Il importe de ne pas se reposer sur le niveau actuel élevé de la réserve de compensation. Au contraire, le fait que la prime de répartition pure risque de dépasser le taux de cotisation global juste après la fin de la présente période de couverture confirme le besoin de surveiller l’évolution du système ».
Cette phrase est bienvenue, même si elle relève de l’euphémisme au vu des projections à long terme fort utiles et éclairantes que renferme l’étude de l’IGSS elle-même – je tiens d’ailleurs à souligner au passage la transparence dont cette institution a fait preuve. Je ne vais pas ensevelir mes lecteurs sous une avalanche de chiffres aussi arides les uns que les autres. Qu’il me soit cependant permis de souligner les éléments suivants, qui constituent de terribles signaux d’alarme, fort édulcorés dans les conclusions précitées :
- Les recettes hors revenus du patrimoine (très fluctuants) deviendraient inférieures aux dépenses de pension dès 2023 (cette année avait été mentionnée par la Chambre de Commerce avant même la publication du rapport de l’IGSS, dans son avis sur le projet de règlement grand-ducal fixant la prime de répartition pure pour l’année 2015) [3].
- Le problème du financement des pensions n’est donc pas un phénomène de long terme : il ne tardera pas à se matérialiser. Ce n’est pas étonnant, puisque depuis 2013, l’écart moyen entre la progression des dépenses de pension, d’une part, et des recettes en cotisations, d’autre part, est de l’ordre de 1 point de pourcentage par an. Le nombre de pensions payées est d’ailleurs en augmentation constante. Alors qu’il progressait annuellement de 2,7% en moyenne de 2000 à 2010, le nombre de pensions s’est accru à un rythme plus soutenu de 3,5% par an sur la période 2011-2015 (avec +3,8% en 2014 et +3,7% en 2015). C’est là le reflet « décalé » de la forte augmentation de l’emploi enregistrée au Luxembourg à partir de la seconde moitié des années ‘80.
- Dans sa projection à long terme de base, qui repose pourtant sur le volontariste scénario d’un Luxembourg à 1 million d’habitants en 2045 – le Grand-Duché verrait donc sa population peu ou prou doubler par rapport à la situation actuelle – l’IGSS prévoit que les dépenses du régime général de pension (on ne considère donc pas ici les pensions du secteur public…) passeraient de 7,1% du PIB actuellement à près de 10% en 2035 et à 12,4% en 2060. Dans ces conditions, les actuels surplus de pension se mueraient en déficits (abyssaux en fin de période) et la réserve de compensation disparaîtrait vers 2040, avant de laisser la place à un endettement proche de 50% du PIB en 2060.
Cette détérioration surviendrait à législation constante. Ainsi, la projection de référence de l’IGSS intègre la loi du 21 décembre 2012, qui prévoit déjà une diminution graduelle des pensions et un alignement plus limité des pensions en cours sur l’évolution des salaires réels en cas de déséquilibre financier. L’évolution préoccupante de la situation financière du régime général de pension, même après prise en compte de ces mesures, montre donc qu’il faudra aller plus loin. L’IGSS en est bien consciente, puisqu’elle simule trois adaptations de la législation actuelle.
1) Il s’agit en premier lieu du taux de cotisation, qui atteint actuellement 24% (chaque fois 8% pour les employeurs, les assurés et l’Etat). Selon les calculs de l’IGSS, un taux de cotisation passant à 30,5% dès qu’un déséquilibre du régime sera enregistré permettrait a priori d’assurer l’équilibre financier du régime général de pension d’ici 2060 (avec des réserves demeurant supérieures à 1,5 fois les prestations annuelles de pension; il s’agit là d’une exigence légale). Une telle mesure ne peut selon moi être utilisée qu’en tout dernier recours. Elle pénaliserait le pouvoir d’achat des salariés à cause de l’augmentation corrélative de leurs cotisations sociales. La hausse des cotisations patronales handicaperait quant à elle fortement l’emploi, des moins qualifiés en particulier, ainsi qu’une compétitivité des entreprises déjà en berne suite à la forte dérive des coûts salariaux unitaires luxembourgeois depuis le début du millénaire. Enfin, une hausse du taux global de cotisation d’une telle envergure grèverait gravement le budget de l’Etat central, dont les transferts vers la sécurité sociale augmenteraient de manière abrupte. Une véritable bombe à fragmentation économique et sociale, en somme. C’est la raison pour laquelle il importe d’agir préventivement sur les autres leviers de réforme.
2) Il s’agit en second lieu du taux de majoration proportionnelle (TMP). Le TMP représente schématiquement la partie de la pension qui dépend des revenus cotisables accumulés tout au long de la carrière. Cette composante « variable » représente environ 75% d’une pension moyenne. Le TMP se situe en 2016 à 1,825% des revenus cotisables cumulés. En vertu de la loi du 21 décembre 2012, ce taux va graduellement diminuer, pour s’établir à 1,60% en 2052. Or selon la projection de base de l’IGSS, afin de garantir l’équilibre du régime général de pension et en l’absence de toute autre mesure, ce TMP devrait être ramené à 1,08% des revenus cotisables cumulés dès qu’un déficit du régime général de pension sera enregistré. Ce qui constitue une diminution de quelque 40% par rapport au taux actuel et ce pour la principale composante des pensions.
Rappelons cependant, avec le rapport de 2015 du Groupe de travail européen sur le vieillissement (GTV)[4] qu’en 2013, le taux de remplacement brut des salaires par les pensions atteignait 78% au Luxembourg, contre une moyenne de 44% pour l’Union européenne (UE). En 2015, le montant moyen d’une pension de vieillesse pour un homme ayant effectué toute sa carrière au Luxembourg se montait par ailleurs à quelque 3.900 euros par mois.
3) Enfin et en troisième lieu, toujours selon l’IGSS, l’équilibre financier du régime de pension pourrait être assuré d’ici 2060 par le biais d’un recul sensible de l’âge de départ à la pension. Une marge de manœuvre existe indubitablement en la matière. Selon les données publiées dans le rapport de 2015 du GTV, le nombre d’années passées à la retraite était en 2014 de 22,6 ans en moyenne pour les hommes au Luxembourg, contre 18,1 ans au sein de l’UE (4,5 années de plus au Luxembourg). Les chiffres correspondants étaient de respectivement 25,6 et 22,6 ans pour les femmes (soit 3 années de plus au Grand-Duché).
Au risque de démoraliser encore davantage mes lecteurs juste avant les fêtes de fin d’année, je dois encore préciser que ces cotisations, TMP ou âges de départ « d’équilibre » sont calculés dans le cadre du scénario démographique « favorable » d’un Luxembourg à 1 million d’habitants. Or l’IGSS a calculé un scénario alternatif, où la population plafonnerait à 730.000 habitants « seulement ». Dans ce cas de figure, les dépenses de pension passeraient de 7% du PIB actuellement à non pas 12,4% (comme dans le scénario à 1 million d’habitants), mais à 15,3% (scénario à 730.000 habitants). La réserve serait quant à elle épuisée dès 2032… à condition que le taux de rendement nominal moyen atteigne 3%. En 2060, le régime de pension serait endetté à raison de 181% du PIB selon ce scénario alternatif de l’IGSS – soit approximativement le ratio actuellement enregistré en Grèce pour l’ensemble des Administrations publiques. Quand je dis qu’il ne faut pas reporter le problème aux calendes grecques…
L’IGSS n’a malheureusement pas recalculé nos trois « mesures d’équilibre » conditionnellement à ce scénario moins flamboyant, mais on peut aisément imaginer ses conséquences.
Je ne vais pas m’étendre davantage sur les difficultés présentes et à venir de notre régime général de pension, ces quelques considérations montrant déjà à suffisance que nous ne pourrons nous dispenser dans les meilleurs délais de profondes réformes de ce dernier. La situation paraît tellement compromise que nous devrons « faire feu de tout bois », en recourant à plusieurs leviers sélectionnés en fonction de leur efficacité et non sur la base de considérations idéologiques.
C’est précisément dans cette optique que la Chambre de Commerce et la Chambre des Métiers insistaient, dans leur avis commun d’avril 2012, sur la mise en œuvre combinée de cinq pistes de réflexion devant permettre de maintenir un régime d’assurance pension à vocation sociale et soutenable pour les générations futures. Ces cinq pistes, qui sont toujours pleinement d’actualité comme on l’aura constaté ci-dessus, sont :
- Le maintien de la compétitivité de l’économie luxembourgeoise, actuellement bien compromise avec le dérapage flagrant des coûts salariaux unitaires observé depuis 2000. Une croissance soutenue de l’emploi est le plus important garant de l’équilibre du régime de pensions, comme le reconnaît explicitement l’IGSS ;
- Le maintien dans l’emploi des salariés âgés et un lien plus affirmé avec une longévité accrue, dans un pays où la durée moyenne de la retraite est déjà particulièrement élevée ;
- La sauvegarde de la cohésion sociale et de la finalité sociale du régime d’assurance pension, avec notamment la diminution du plafond cotisable à 4 fois le salaire social minimum (contre 5 fois actuellement) et, corrélativement, du montant maximal de la pension. Pour rappel, ce montant maximal peut actuellement atteindre quelque 8.000 euros bruts par mois. Il devrait être possible d’écrémer ce montant, en favorisant en parallèle les régimes professionnels complémentaires de pension et le recours à la prévoyance-vieillesse.
- La détermination des prestations en fonction des ressources financières à la disposition du régime général de pension, en se rapprochant autant que faire se peut du principe « toute prestation doit être générée par une cotisation».
- Limiter la progression des dépenses par des mesures plus incisives, par exemple à travers la suppression pure et simple du mécanisme de réajustement des pensions (ou du moins des pensions excédant un certain niveau) aux salaires réels, ou en limitant sans tarder l’allocation de fin d’année.
Il est temps d’agir, dès maintenant, dans une perspective de justice intergénérationnelle !
[1] Voir https://www.gouvernement.lu/6548733/Bilan-technique-du-regime-general-d_assurance-pension-_-2016.pdf
[2] Avis commun de la Chambre de Commerce et de la Chambre des Métiers du 23 avril 2012 sur le projet de loi portant réforme de l’assurance pension ; http://www.cc.lu/uploads/tx_userccavis/Avis_commun_CdC_CdM_assurance_pension_18_04_2012_FINAL.PDF
[3] Voir http://www.cc.lu/uploads/tx_userccavis/4741BMU_PRGD_prime_de_repartition_pure.pdf).
[4] Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/publications/european_economy/2015/pdf/ee3_en.pdf)