La reprise économique paraît enfin bien arrimée en zone euro. En témoigne par exemple une croissance qui selon la Commission européenne a atteint 2,2% en 2017, soit le taux le plus élevé depuis 2007. Cette vague bien plus porteuse qu’anticipé au printemps 2017 ne peut que déferler sur le Grand-Duché, dont 54% des exportations de biens et services ont pour destination la zone euro. Ainsi, l’indicateur de confiance des consommateurs de la Banque centrale a atteint en novembre 2017 son sommet depuis que l’enquête existe (soit depuis juin 1999), toutes ses composantes étant orientées à la hausse. Cette évolution positive est confirmée par la nouvelle enquête Eurochambres (publiée le 7 décembre), qui met en évidence un climat des affaires relativement encourageant en 2017 et 2018, même si cette situation d’ensemble est légèrement atténuée par certains résultats de l’industrie manufacturière. Dans ce contexte et selon la dernière Note de conjoncture du STATEC, la croissance économique du Luxembourg aurait été de 3,1% en 2016 et de 3,4% en 2017.
Les économistes doivent-ils par conséquent laisser au vestiaire leurs habituels appels à la prudence? Je ne le pense pas. Des risques subsistent, liés notamment à la formation d’un gouvernement en Allemagne et aux futures législatives en Italie, au rythme du « retour à la normale » de la politique monétaire, ou encore aux contours exacts des futures relations commerciales entre l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni.
Un examen plus minutieux des chiffres montre par ailleurs que la croissance d’un peu plus de 3% enregistrée au Luxembourg en 2016 et en 2017 a reposé quasi intégralement sur une progression de la ressource emploi, en hausse de respectivement 3,0 et 3,3% en 2016 et en 2017 selon la Note précitée du STATEC, ce qui revient à dire que la productivité apparente du travail aurait purement et simplement stagné durant ces deux années – et ce, après une période de 15 ans d’absence de progression globale de la productivité. C’est la négation même de la croissance qualitative, reposant sur une meilleure utilisation des ressources et non uniquement sur une plus grande mobilisation de ces dernières. Alors que la productivité est la seule manière d’augmenter les richesses (et les salaires…), sans devoir puiser toujours davantage dans les ressources.
Une reprise durable des investissements des entreprises serait de nature à doper la productivité. Qui dit investissements dit cependant rentabilité. Or, selon le récent bilan de l’Observatoire de la compétitivité, le Luxembourg figure au tout dernier rang des pays de l’UE en termes de rentabilité des sociétés non financières (soit l’excédent brut d’exploitation rapporté au chiffre d’affaires), avec un taux de 5,9% contre 10,1% pour la moyenne de l’Union européenne et même de 15,2% pour ce grand concurrent du Luxembourg qu’est l’Irlande. Or sur ce problème structurel viennent se greffer deux menaces pesant en particulier sur nos petites entreprises, dont la rentabilité est intrinsèquement fragile (transport, construction, commerce, horeca, etc.).
La première menace est liée au dossier de l’organisation du temps de travail. L’étude sur la troisième révolution industrielle (TIR) illustre la nécessité d’une plus grande flexibilité en la matière, ne fût-ce que pour faire face à une demande volatile et à un manque endémique de main-d’œuvre qualifiée – ce dernier facteur est d’ailleurs le principal défi identifié par les entreprises luxembourgeoises dans l’enquête Eurochambres 2018. La « révolution numérique » devrait avoir pour effet une plus grande disparité entre les branches économiques, du point de vue du processus de production et de la nature des tâches. Cette évolution de fond impose un mode d’organisation du (temps de) travail moins rigide, plus adapté aux besoins à la fois spécifiques et très évolutifs des différents secteurs, le tout en préservant, voire en améliorant la qualité de vie au travail.
En outre, les goulets d’étranglement en matière de qualifications risquent de se multiplier, car le « travail 4.0 » suppose à la fois une amélioration des capacités existantes (technologies de l’information, par exemple), l’apparition de nouveaux domaines d’expertise (notamment le big data et l’intelligence artificielle, l’Internet des objets, ou encore diverses spécialisations encore insoupçonnées à l’heure actuelle) ou de métiers nouveaux (tâches abstraites et/ou manuelles venant se substituer à des tâches plus routinières qui ont été automatisées). Une organisation trop rigide du temps de travail ne pourrait qu’accentuer ces risques de pénurie sur des segments d’activité destinés à devenir encore plus divers et pointus qu’actuellement.
La flexibilité du temps de travail doit certes être encadrée, afin de concilier au mieux travail et vie privée. Mais pas de manière rigide et centralisée, comme si tous les secteurs économiques se ressemblaient comme une goutte d’eau et en ignorant les pénuries d’ores et déjà observables en termes de qualifications – notamment, mais pas uniquement, les spécialistes en technologies de l’information et de la télécommunication.
La seconde menace résulte de hausses répétées des coûts salariaux et en particulier du salaire social minimum (SSM), le coût du travail étant de manière générale, pour les entreprises ayant participé à la récente enquête Eurochambres, la deuxième préoccupation par ordre d’importance. Pour rappel, de l’an 2000 à 2017, le SSM a progressé de près de 70% au Luxembourg. Il se situe désormais à 1 998,6 euros par mois (pour les travailleurs non qualifiés ; le montant est même de 2398 euros par mois pour les qualifiés), contre 1 532 en Belgique, 1 480 en France et 1 498 en Allemagne. Une telle flambée du SSM peut sembler éminemment sociale, mais elle pénalise dans les faits l’emploi des moins qualifiés, tout en précipitant nombre de jeunes dans le « piège du chômage ». Certaines personnes remises au travail grâce au partenariat conclu en 2015 entre l’UEL et l’Adem – avec d’excellents résultats jusqu’à présent – risqueraient de devoir repasser par la « case chômage » à cause d’une politique salariale mal dosée et peu en phase avec l’évolution de la productivité.
« Une hausse du salaire social minimum serait un choix politique contre les entreprises »
Les augmentations du SSM tendent par ailleurs à se transmettre à l’ensemble de la structure salariale, avec à la clef une compétitivité et une rentabilité moindre de nos entreprises, donc in fine, moins d’investissements et de productivité. Enfin, un rehaussement du SSM implique mécaniquement une hausse du plafond cotisable – qui est égal à 5 fois le SSM au Luxembourg. Il en résulte des cotisations accrues pesant sur les entreprises et sur leurs salariés. Avec pour résultat encore moins de rentabilité, de productivité… Le parfait cercle vicieux, en somme.
Nous devons désamorcer cette évolution, qui pourrait à terme faire basculer dans la précarité des pans entiers de notre économie… et une large partie de notre population. Une solution pourrait consister à encadrer davantage l’évolution du coût salarial au Luxembourg, afin qu’elle soit plus en phase avec l’évolution observée chez nos principaux partenaires commerciaux. Une solution adoptée dès 1996 en Belgique, « l’autre » économie d’Europe occidentale où les rémunérations sont indexées, et ce d’autant plus que le Grand-Duché est encore plus ouvert au commerce international que la Belgique.
Une autre voie à explorer et même à concrétiser sans attendre est le logement. L’inflation du prix des logements prend véritablement nos entreprises en sandwich. D’une part, elles sont directement confrontées à une augmentation de leurs prix de revient, non seulement immobiliers mais aussi, par capillarité, dans d’autres domaines (aspect « cost push » de la flambée immobilière). D’autre part, les dérapages immobiliers alimentent des exigences incessantes de rehaussement du SSM. La hausse des coûts du logement ne peut cependant pas être contenue à coup de subventions et de coûts additionnels pour les entreprises, bien au contraire. La solution doit se situer au cœur même du marché du logement, par une augmentation de l’offre (logements sociaux ou du moins plus accessibles, promotion de mécanismes tels que les baux emphytéotiques, de la colocation, etc.) et un freinage de la demande (via par exemple une révision de la fiscalité foncière, y compris des bâtiments non occupés).
En d’autres termes, une vision « holistique » de l’économie luxembourgeoise est indispensable, à l’opposé d’une vision partielle dommageable non seulement à nos entreprises, mais également aux segments les plus vulnérables de la population. Une vision à long terme impliquant également une franche ouverture au commerce international – 83% de la croissance du Grand-Duché provenait de ce dernier en 2016 -, l’accompagnement des entreprises vers la digitalisation et le travail 4.0, une fiscalité incitative, des infrastructures de qualité de même qu’un écosystème favorisant les petites entreprises innovantes, la formation et l’économie de la connaissance. Un fameux défi d’ensemble, à relever sans tarder afin de réenclencher le moteur de la productivité, garant ultime du modèle social luxembourgeois et pilier de la croissance qualitative.
(Article publié dans l’édition Luxemburger Wort du 17.11.2017)
Heureusement, il n’y a pas que ceux qui ne pensent qu’en termes de croissance, rentabilité, productivité, bénéfice et profit.
Entièrement d’accord avec vous sur la nécessité d’adopter une vision « holistique » de l’économie luxembourgeoise. Comme souvent, le logement est un élément clé dans le dispositif économique et social.
D’où la question suivante :
Est-il raisonnablement envisageable d’imaginer une baisse ou du moins un tassement du prix du logement au Luxembourg, quand on voit les prix de certains biens à plus de 40km de la capitale ?
Kamel ABID – Sogeti Luxembourg