La Chambre de Commerce a récemment apporté sa contribution au débat sur la pauvreté. Elle l’a fait en deux grandes étapes : tout d’abord par la publication d’un rapport détaillé sur le sujet, intitulé « De la juste mesure aux mesures appropriées », puis par l’organisation le lundi 24 juin de la conférence « Quels remèdes contre la pauvreté ? » à laquelle a notamment participé la Ministre de la Famille, de l’Intégration et à la Grande Région Corinne Cahen. Pouvant être considéré par certains comme un sujet atypique pour une Chambre de Commerce, l’évolution de la pauvreté est au contraire cruciale pour les entreprises de ce pays. N’oublions pas leur contribution active au bien-être de l’ensemble de la population, par les emplois qu’elles créent, leurs contributions fiscales et cotisations qui financent en grande partie les dépenses sociales et leur engagement sur des projets sociétaux et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE).
Le modèle luxembourgeois repose sur le maintien de la cohésion sociale et l’ambition de faire bénéficier le plus grand nombre des fruits de la prospérité. Ces deux éléments sont essentiels au modèle de croissance soutenable que nous défendons afin de maintenir une prospérité économique au service de la population. Comme le disait déjà dans l’Antiquité le philosophe Plutarque « Un déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus mortelle maladie de toutes les républiques ». Si le Grand-Duché n’est pas une République, cet enseignement est tout aussi valable dans notre contexte. C’est pourquoi je porte pour l’avenir la vision d’un développement durable et du maintien d’une forte cohésion sociale dans le pays.
Les chiffres les plus médiatisés pourraient sembler alarmant sur l’évolution de cette cohésion sociale. Je pense bien entendu ici au plus célèbre des indicateurs, le taux de risque de pauvreté, qui atteint pour la dernière année connue, c’est-à-dire 2017, 18,7% au Luxembourg. Celui-ci augmente régulièrement depuis une décennie. Mais faut-il pour autant en retenir que près d’une personne sur cinq est pauvre, ou risque de le devenir, dans notre pays ?
Une analyse approfondie démontre la nécessité de prendre du recul et de mettre en contexte chaque indicateur. Par exemple, le taux de risque de pauvreté était en 2017 de 20,2% en Grèce, soit pas beaucoup plus élevé qu’ici et au même niveau qu’en 2007 alors que la Grèce, et sa population, ont subi une récession majeure au cours des dix dernières années. Le taux de risque de pauvreté ne refléterait donc que peu les évolutions de la prospérité d’une population. Cet indicateur est, par ailleurs, évalué par rapport au revenu de chaque Etat membre, et ainsi ne considère pas les différences importantes de pouvoir d’achat entre les pays. Si le taux de risque de pauvreté luxembourgeois est au-dessus de la moyenne européenne, combien de nos concitoyens européens souhaiteraient vivre dans un pays où le niveau de vie est équivalent au Luxembourg ? Il n’y a ainsi pas de sens à comparer le taux de risque de pauvreté luxembourgeois à celui de la plupart des autres Etats membres. Rappelons que le seuil de pauvreté d’une famille de deux adultes et deux enfants en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire en prenant en compte les différences de coût de la vie entre les pays européens, est bien supérieur au Luxembourg, que dans les autres pays, avec un montant de 35.250 €. Ce seuil n’atteint qu’environ 26.000 € dans les trois pays voisins et moins de 10.000 € dans certains pays d’Europe de l’est. Enfin, le taux de risque de pauvreté ne prend pas en compte l’évolution du coût de la vie et, par la même, du coût du logement.
Ainsi, comment pourrions-nous baser nos politiques sociales, et plus précisément, nos politiques de lutte contre la pauvreté sur un indicateur qui ne considère pas l’évolution en termes absolus du niveau de vie des ménages modestes luxembourgeois, et qui n’inclut pas ce qui pèse aujourd’hui le plus sur leur pouvoir d’achat, à savoir le coût du logement ?
Des alternatives intéressantes ont récemment émergé. Nous devons davantage les promouvoir en tant qu’outils complémentaires du taux de risque de pauvreté. Citons en premier lieu le récent calcul par le STATEC d’un taux de pauvreté à partir du croisement des données de revenu, de la consommation et du patrimoine financier, établissant ce taux à 5,7% de la population résidente en 2017, soit un résident pauvre sur 20 plutôt qu’un sur 7. Celui-ci permet par exemple de mieux considérer la situation d’un ménage aux revenus modestes, mais qui n’a pas de difficultés dans son niveau de consommation du fait de coûts du logement faibles ou nuls. Nous pourrions citer de nombreux indicateurs, existants ou à construire, susceptibles de nous éclaircir sur la situation de la pauvreté au Grand-Duché. Je souhaiterais que nous portions plus d’attention aux indicateurs de privation, qui illustrent les difficultés des personnes pauvres au regard d’un niveau de vie considéré comme décent dans l’Union européenne, et aux revenus réels des personnes à faible revenu. Ces dernières statistiques nous indiquent que les ménages les plus modestes résidant au Luxembourg ont un niveau de vie bien supérieur aux ménages modestes européens, mais que leur pouvoir d’achat stagne sur les dernières années. Nous pourrions aussi embrasser la vision multidimensionnelle de l’exclusion sociale avec un indicateur synthétisant différents aspects de la pauvreté, que les experts appellent IPM (Indicateur de Pauvreté Multidimensionnelle).
Tirant profit de la richesse des outils de mesure existants, la Chambre de Commerce a pu faire ressortir 4 grands défis pour le Luxembourg : le coût du logement, l’accès à l’emploi pour tous, le pouvoir d’achat des ménages modestes et le caractère inclusif de notre système éducatif. Ce sont ceux pour lesquels nous devons trouver les remèdes.
Michel Wurth posait l’été dernier dans le Tageblatt la question suivante « Qui peut encore vivre au Luxembourg? », décryptant une impuissance politique en matière de logement. Permettre aux ménages modestes de se loger à un coût raisonnable sera l’enjeu majeur du recul de l’exclusion sociale lors des prochaines années. En 2010 déjà, interrogés pour l’Eurobaromètre de l’Union européenne, les Luxembourgeois estimaient que les causes expliquant le mieux la pauvreté étaient le logement à 79%, le chômage trop important à 29%, les salaires seulement à 17%, les services de santé à 6% et le montant des prestations sociales et de retraites à 5%. Difficile de croire que leur opinion ait changé depuis alors que le pourcentage de ménages les plus modestes en situation de surcharge du coût du logement est passé de 15% en 2009 à 36% en 2017. Les ménages modestes sont ceux qui pâtissent le plus de la forte hausse des prix du logement.
Ce sont aussi ces ménages qui profiteraient d’une plus grande sélectivité sociale des transferts sociaux et d’un upskilling ou reskilling des travailleurs et des personnes en recherche d’emplois, qui répondrait en plus au manque de main d’œuvre qualifiée auquel nous sommes confrontés. Ce sont les enfants des ménages modestes qui ont besoin d’un système éducatif plus performant, quel que soit l’origine socioéconomique ou migratoire des élèves. L’augmentation du salaire social minimum brut, l’une des principales recommandations pour certains, et d’ailleurs une mesure mise en place par le gouvernement de coalition, ne saurait être une solution efficiente face aux exclusions sociales, car elle engendre des effets négatifs sur la compétitivité des entreprises, des poussées inflationnistes et ne ciblent pas toujours les ménages les plus modestes, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Les ménages modestes profiteraient bien davantage d’une croissance plus qualitative, alors que la productivité de notre économie stagne, certes à un niveau toujours élevé. Prospérités économique et sociale vont de pair.
Les thermomètres de la pauvreté doivent nous aider à répondre à ces défis. Leurs enseignements sont en effet primordiaux pour comprendre les problématiques complexes qui mènent à des situations de pauvreté, pour déterminer les mesures à prendre, établir des priorités, définir des objectifs concrets de politiques publiques ou encore évaluer les dispositifs existants. C’est pourquoi j’appelle à une réflexion collective sur les bons thermomètres à utiliser pour prendre la température de la pauvreté. Les ménages les plus modestes ont besoin d’un diagnostic précis de la situation, diagnostic qui est le prérequis à un meilleur ciblage des politiques sociales et donc une plus grande efficacité de celles-ci pour faire reculer les exclusions sociales.