Début 2020, le choc a été aussi soudain qu’inattendu et l’année écoulée a été exceptionnelle à bien des égards : systèmes de santé et structures hospitalières sur-sollicités à cause du virus, mesures sanitaires, confinements de la population, recours massif au télétravail dans les secteurs où cela est possible, fermetures administratives d’entreprises, etc. Autant de mesures inédites !
Alors que nous réserve 2021 ? En ce début d’année, les mêmes mots que ceux qui caractérisaient 2020 viennent en premier lieu à l’esprit : incertitude, prudence et volatilité. L’année 2021 sera décisive à bien des égards, pour de nombreux citoyens, entrepreneurs, indépendants, salariés, étudiants, responsables politiques, … Des décisions difficiles et complexes, et donc courageuses, sont de mises quant à la vie en société que ce soit aux niveaux de la santé, l’éducation, l’économie, les finances publiques, la culture, le sport, la gouvernance publique, et j’en passe.
Le thème central à la base du processus décisionnel en 2021 concerne sans doute la vaccination généralisée, le seul moyen pour vaincre la pandémie et pour retourner, espérons-le, à une vie économique et sociale davantage « normale ». Or, la stratégie de vaccination permettra-t-elle réellement d’assurer un retour vers le « new normal » et la reprise de l’économie ? Rappelons que l’activité économique n’est rien d’autre qu’une agrégation d’interactions de confiance et sans contraintes entre des milliers de personnes : plus ces interactions sont contraignantes et « distantes », plus est-il difficile de les concevoir sereinement. Quelques réflexions personnelles sur l’état des lieux socio-économique en ce début d’année.
Quel scénario de reprise ?
Beaucoup de lettres de l’alphabet sont utilisées pour parler des possibles scénarios de reprise de l’économie, plus ou moins optimistes : V, c’est-à-dire un choc brutal, mais une reprise de la même ampleur ; W, pour caractériser des chocs multiples ; L, pour un choc suivi d’une longue période de basse conjoncture, etc. L’imagination étant sans limite, certains économistes illustrent la reprise avec un « logo Nike », c’est-à-dire qu’après avoir plongé, l’activité redémarrera progressivement, permettant au PIB de retrouver son niveau d’avant-crise après deux à trois ans maximum. Mais avec les confinements et mesures de restrictions d’activité qui se succèdent, c’est une « évolution en K » qui décrit parfaitement la situation actuelle et les perspectives à moyen terme, marquées par une évolution très inégale entre les différents secteurs, mais également au sein même de ces derniers.
Les secteurs dont le plan d’affaires est basé sur les rassemblements, les rencontres et les contacts humains restent les plus fragilisés : l’Horeca, l’événementiel, le tourisme, certains commerces de détail (notamment au centre-ville et dans certains centres commerciaux), les agences de voyage, les activités culturelles ou encore les indépendants, devraient évoluer sur la « branche » inférieure du K.
D’autres secteurs, de par leur résilience ou leur activité moins dépendante de contacts humains directs, ont été et resteront peu affectés par la crise (ICT, secteur financier, services non marchands, secteur de l’immobilier, …). Après les confinements et une conjoncture à l’arrêt ou au ralenti, encore d’autres secteurs ont retrouvé le chemin d’une croissance soutenue, comme le secteur de la construction, de l’industrie, de la logistique.
Cette évolution en K comporte des facteurs sous-jacents influençant directement l’ampleur, la consistance et la durée d’une reprise ou d’une décroissance : confiance des consommateurs, fournisseurs et investisseurs, demande extérieure, efficacité des aides étatiques, encadrement législatif et règlementaire, …
Et si cette évolution en K s’appliquait également aux Etats européens ? L’impact financier de la pandémie semble en effet plus marqué dans le sud de l’Europe que dans le Nord, et pèsera sans nul doute sur leur reprise économique. Les divergences entre les économies européennes, bien que déjà présentes, semble s’être accrues.
Accompagner les secteurs fragilisés à travers la crise jusqu’à la fin de la pandémie
Si Schumpeter nous parlait de « destruction créatrice », c’est-à-dire de la disparation d’entreprises (voire de branches entières) au profit de la création de nouvelles comme d’un mouvement naturel et profitable pour l’économie et la société dans son ensemble, ce n’est pas une approche souhaitée et souhaitable dans ce cas précis de crise économique émanant d’une crise sanitaire globale. Car certaines (jeunes) entreprises (innovantes), en bonne santé et en pleine phase de croissance et de développement avant 2020 sont touchées de plein fouet. Laisser disparaître cette substance économique – avec l’emploi, la capacité d’investissement, d’innovation et de contribution aux recettes fiscales et de sécurité sociale qui vont avec – ne ferait que ralentir la reprise et l’amputer de dynamique. Schumpeter avait prévu une disparation « naturelle » d’entreprises et de branches, mais non pas un virus qui s’attaque à des assises parfaitement saines et encore « up to date ». Sachant que la croissance qui manque à l’appel sur les deux années 2020 et 2021 – estimée autour de 5% – ne pourra pas être rattrapée en quelques mois, il convient de mettre toutes les chances du côté du potentiel de croissance, en conservant un tissu économique attractif, compétitif et diversifié. Tout le défi sera à assurer que ces 5% perdus ne soient qu’un « trou d’air », suivis d’une évolution certes « décalée vers le bas » mais « parallèle » à la trajectoire pré-crise. En cas de destruction d’un tissu économique parfaitement viable et d’une crise de confiance durable, menant à des sous-investissements (en des choses tangibles et non-tangibles, comme par exemple le capital humain), le « trou d’air » momentané risque de se muer en « décrochage » permanent.
En attendant une immunité plus vaste de la population à travers une vaccination généralisée, qui prendra davantage de temps qu’initialement espéré, il est fort probable que les prochains mois seront encore marqués par des nouveaux confinements, déconfinements et re-confinements, soit par une évolution volatile, en dents de scie, de la vie économique et sociale, en fonction de l’évolution du nombre d’infections et du taux d’occupation des structures hospitalières.
Donc les secteurs « évoluant sur la branche inférieure de la lettre K » (événementiel, horeca, agences de voyages, culture et spectacles, certains services à la personne, …) nécessitent un prolongement des aides étatiques, avec des modalités de paiement simples et ces critères d’éligibilité limpides et transparents. Il en est de même pour les milliers d’indépendants, fortement affectés par cette crise, alors que leur statut est moins favorable que celui des salariés. Leur taux de risque de pauvreté devrait rester largement supérieur à celui des salariés.
Jusqu’à présent, l’impact réel des aides aux entreprises sur les finances publiques peut être considéré comme limité. Jusque fin octobre 2020, des aides non remboursables pour un montant d’environ 120 millions EUR ont été allouées. Des avances remboursables (d’un montant maximum de 500.000 EUR par entreprise) ont été accordées pour 136 millions EUR et des prêts garantis par l’Etat ont été traités pour un montant de 150 millions EUR. Le montant réellement dû aux entreprises (après déduction des avances payées par l’ADEM) au titre de chômage partiel devrait atteindre un montant avoisinant les 500 millions EUR pour l’exercice 2020.
Les aides uniques payées aux indépendants jusque fin octobre ont à peine atteint les 20 millions EUR. Heureusement une nouvelle loi qui sera adoptée dans les prochains jours, prévoit le paiement (malheureusement unique) de 3000, 3500 ou 4000 EUR en fonction de la base cotisable des indépendants éligibles. A regretter le plafond cotisable de 2,5 fois le salaire social minimum, au-delà duquel les indépendants sont non éligibles pour accéder à cette aide non récurrente.
Les dépenses engendrées par la contribution temporaire de l’Etat aux coûts non couverts (régime voté mi-décembre) de certaines entreprises sont estimées à 125 millions, tandis que la mise en place d’une nouvelle aide de relance en faveur de certaines entreprises coûtera environ 60 millions EUR.
Ces aides, remboursables ou non, moratoires, reports et autres prêts, ont probablement contribué à éviter une hausse du nombre de faillites en 2020. Avec 1199 faillites en 2020, ce nombre a même diminué de 5% par rapport à 2019. A voir si les mesures étatiques pourront encore retarder, voire empêcher une hausse des faillites, aussi en 2021. Pour y arriver, il faudrait que les aides compensent la totalité des coûts non couverts des entreprises, que les limites européennes en matière d’aides étatiques tiennent compte le cas échéant d’un nécessaire prolongement des instruments nationaux ou que les conditions pour accéder à des prêts bancaires ne deviennent pas plus contraignantes sous toile de fonds de nouvelles règlementations tous azimuts, d’une hausse de la part des prêts non performants, d’une exposition trop importante des banques aux secteurs les plus impactés par la crise, etc. Beaucoup de prérequis, qui pourraient s’alourdir en cas de prolongement ou d’intensification de la crise économique !
Il est aussi important de penser à la liquidité et à la solvabilité des entreprises, raison pour laquelle il faudra éventuellement transformer certaines dettes en fonds propres et faire quelques abandons de créances pour éviter la faillite et pour conserver au sein des entreprises aussi une certaine capacité de se relever dans la phase de relance, en innovant et en investissant.
De manière générale, on peut dire que le Luxembourg a réussi à mettre en œuvre un arsenal d’aides, d’abord généralisées, ensuite plus ciblées, aux secteurs les plus affectés, relativement important, surtout en comparaison avec certains Etats membres de la zone euro. Toujours est-il qu’en considérant les montants effectivement alloués, une marge de manœuvre reste pour mettre en œuvre des aides supplémentaires, jusqu’à la fin de la pandémie. Par rapport aux montants annoncés par le Gouvernement en début de la pandémie et en comparaison avec le financement d’autres mesures de politique économique, sociale ou environnementale, il s’avère que les aides allouées jusqu’à présent restent raisonnables : chaque année le Bëllegen Akt coûte 200 millions par an aux caisses de l’Etat, l’exemption de plus-value de cession de la résidence principale 190 millions et l’abattement extra-professionnel 87 millions.
Résilience, productivité et confiance : les autres maîtres mots de 2021
Au final, le coût global pour la société de l’arsenal d’aides aux entreprises et aux salariés (pour ce qui est du chômage partiel) est largement inférieur au coût sociétal que la disparition de larges pans de notre économie et des emplois et recettes fiscales afférents engendrerait. Toujours est-il que l’impact de la crise sur les finances publiques est considérable, avec un déficit public de 5% en 2020, qui pourrait se résorber à 2% en 2021. Le scénario optimiste du Statec évoque même un retour vers l’équilibre en 2021… une situation largement plus favorable que dans d’autres pays européens (et qui devra provenir d’une meilleure santé économique et non d’un sous-investissements dans les mesures de relance…). Des finances publiques plus saines que dans la plupart des autres Etats membres de la zone euro permettent au Grand-Duché de déployer lors de cette crise une politique budgétaire anti-cyclique, marquée par une approche volontariste en matière de dépenses d’investissements publiques et d’allocations d’aides aux entreprises et aux ménages.
Cette politique keynésienne peut contribuer à créer les conditions de base d’un environnement résilient, compétitif et « pro-business » soutenant les entreprises à retrouver leur potentiel de croissance pré-crise et permettant à l’économie de réussir une relance durable.
A partir de ce moment, il faut rééquilibrer les finances publiques et reconstituer des réserves, notamment à travers une politique de revue des dépenses courantes et de fonctionnement de l’Etat (abolition de procédures superflues, recours accru à la digitalisation, optimisation continue des services aux administrés, …). Donc parallèlement au déploiement continu et prolongé de mesures de sauvetage et d’initiatives de résilience, le Gouvernement et les acteurs privés doivent préparer ensemble et dès à présent la phase de relance. Les mots d’ordre dans ce contexte, décrits dans mes précédentes contributions, sont la digitalisation, la simplification administrative et la diversification continue de nos secteurs porteurs (finances, industrie, logistique, ICT, …). La pandémie tend à faire reléguer quelque peu à l’arrière-plan les problèmes structurels de notre pays : logement, organisation spatiale, transformations énergétiques, disponibilité de main d’œuvre qualifiée, financement des régimes de protection sociale, productivité stagnante, …
Ce dernier sujet devrait continuer à animer les débats socio-économiques post-covid.
En effet, la productivité atone du Luxembourg était déjà un sujet de précaution bien avant l’arrivée de la Covid-19. Quel aura été l’impact de la crise sur cet indicateur d’efficience et de performance économiques ? Si nous pouvons parler d’un saut technologique rapide et marqué au niveau de l’organisation du travail via la digitalisation et le développement du télétravail, le lien entre ce dernier et la productivité reste incertain. Il est difficile d’affirmer que le télétravail aura un impact positif dans ce domaine, au vu surtout des effets négatifs découlant des barrières prolongées aux contacts sociaux, aux relations humaines, à la créativité, etc. Par ailleurs, d’autres facteurs sont davantage inquiétants quant à l’évolution de la productivité : sous-formation des salariés durant la période covid, impact de la formation à distance sur les élèves, étudiants et universitaires, hausse des inégalités, risque d’un sous-investissement chronique des entreprises, retards quant au déploiement de nouvelles innovations technologiques, etc. La productivité risque donc être le prochain « patient » de nos économies.
Moins tangible et plus difficilement influençable, la confiance sera pourtant un élément incontournable de la reprise. L’important potentiel de rebond de la consommation pourrait être amputé par une dégradation de la confiance. Selon le Statec, la consommation privée a connu un repli de 6% en volume en 2020. Suite au confinement administratif, le recul de la consommation a été particulièrement important au 2e trimestre, ayant conduit à une épargne forcée. La capacité de rebond, soutenue par un pouvoir d’achat intact (sauf pour les ménages en situation de chômage notamment), une épargne élevée et des reports de consommation, s’avère cependant très variable selon les produits et pourrait être freinée par une concentration de l’épargne chez les hauts revenus (dont la propension à consommer est relativement plus faible). La « sur-épargne » par rapport à une année « normale » que nous pourrions qualifier aussi d’épargne « contrainte », aura été autour de 1,3 milliard EUR en 2020. Il s’agira donc de mobiliser cet argent afin qu’il retourne dans le circuit de l’économie réelle, via la consommation au sein des entreprises et commerces locaux. A contrario, le risque de faillites en chaîne se verrait encore accru.
Les stratégies de vaccination : de nombreuses décisions à prendre rapidement
Le retour de la confiance des citoyens, consommateurs, fournisseurs, entrepreneurs, créateurs, investisseurs courant 2021 dépendra surtout de la capacité des pays à faire vacciner contre le virus une grande partie de la population (différentes études avancent un taux de vaccination nécessaire de 70% à 80% de la population pour en assurer l’immunisation), pour permettre le retour vers un « new normal ».
Si les problèmes d’approvisionnement de vaccins au niveau européen semblent en passe de se régler tout (trop ?) doucement, reste la question de l’obligation de vaccination, qui existe par exemple pour pouvoir voyager dans certains pays (p.ex. vaccin contre la fièvre jaune dans certains pays africains, …). Ici, plusieurs écoles semblent s’affronter : obligation de disposer d’un passeport de vaccination à jour, obligation d’être vacciné pour bénéficier de certains accès, prestations, services, vaccination facultative fondée sur l’espoir que le taux d’immunisation de la population sera atteint rapidement, etc. Le Luxembourg, comme de nombreux autres pays européens, semble se ranger dans cette dernière catégorie.
Au niveau micro-économique, de nombreuses questions se posent en matière de droit du travail, d’organisation du travail, d’établissement de nouveaux plans d’affaires, d’ajustements de stratégies de marketing, etc. Quelles solutions les entreprises souhaitent-elles adopter par rapport à leurs clients, à leurs salariés, à leurs fournisseurs et autres stakeholders ? Les compagnies aériennes, les entreprises des secteurs horeca et de l’événementiel, les agents de voyage etc. pourront ou voudront-ils réserver certains services ou prestations aux clients vaccinés ? Des entrepreneurs et indépendants d’autres secteurs seront-ils amenés à lancer de nouveaux concepts et business plans, privilégiant les personnes vaccinées ou privilégiant justement une solution flexible, adaptée à chaque cas de figure ?
Ces questions sont délicates d’un point de vue éthique, humain et sociétal, mais également d’un point de vue économique, avec des considérations sous-jacentes de rentabilité, de marketing et de stratégie commerciale, susceptibles d’engendrer des discussions polarisantes et des débats animés, sur les réseaux sociaux et ailleurs. Elles nécessitent des décisions bien réfléchies, courageuses et rapides.
L’année 2021 sera donc décisive à plus d’un titre, mais également l’année des décisions, parfois difficiles des décideurs économiques et politiques. Il faut espérer que les débats conduisant à ces décisions puissent être menés sereinement, sans polarisations et sans polémique excessives. Des analyses factuelles et scientifiques, et des considérations équilibrées et pondérées, prenant en compte les aspects de santé tant humaine qu’économique doivent guider les prises de décisions des responsables. Les décisions doivent être expliquées de manière pédagogique et claire aux citoyens, à travers des processus de communication et de sensibilisation cohérents et transparents.
Tout ceci peut être rendu plus serein et décomplexé, si les stratégies de vaccination peuvent être déployées rapidement et si les campagnes de sensibilisation peuvent convaincre les citoyens hésitants des bienfaits de la vaccination. En effet, si nous parvenons à atteindre rapidement le taux de vaccination requis pour assurer une immunisation suffisante de la population, les prises de décisions relatives à la stratégie de vaccination et à la vie post-covid seront autant plus faciles.