En politique, les intentions s’expriment à travers des propositions ou des projets, et les décisions à travers un budget. Le vote du budget est donc toujours le point d’orgue du calendrier politique, l’événement au cours duquel le Gouvernement doit démontrer la cohérence de son action au bénéfice du pays, de ses citoyens et de ses entreprises.
Six mois après les élections législatives, les députés s’apprêtent dès lors à voter le budget de l’Etat pour 2024. Un texte particulier, puisqu’il ne porte que sur la période allant du 1er mai au 31 décembre, complétant la loi sur les douzièmes provisoires, élaborée par la précédente coalition gouvernementale. Il s’agit donc d’un budget de transition, qui reflète donc à la fois les orientations du précédent Gouvernement, mais aussi les premiers choix de la nouvelle coalition.
Ce vote intervient alors que le contexte économique et géopolitique demeure instable. Même si certaines économies ont fait preuve d’une solide résilience face aux crises, d’importants défis persistent : inflation toujours présente, tensions sur les chaînes d’approvisionnement, pénuries de main-d’œuvre qualifiée… Dans ce contexte, fortement pénalisée par les coûts de l’énergie, l’Europe montre de réelles difficultés, illustrées par la récession qui a frappé son moteur économique l’Allemagne en 2023.
Avec son économie très ouverte, en particulier vers ses voisins européens, le Luxembourg « importe » et subit donc de plein fouet ces difficultés. A ceci s’ajoutent des « défis faits maison » autour de la surrèglementation, de l’envolée des coûts salariaux sous l’effet d’automatismes règlementaires, la crise qui touche un secteur du logement déjà au chevet, pour n’en citer que quelques-uns. En panne de croissance depuis plusieurs années, le pays a même vu son PIB reculer de 1% en 2023. Dans ce contexte volatil et de fortes incertitudes, il est particulièrement difficile d’élaborer des projections. Le budget 2024 a été établi sur une hypothèse de croissance du PIB de 2% pour 2024, suivie d’une accélération en 2025 et 2026. Il s’agit là d’une prévision de croissance relativement optimiste.
Pour rappel, le FMI table plutôt sur une croissance de 1,5% cette année au Luxembourg, tandis que la Commission européenne ne voit pas notre pays faire mieux que 1,3%. Il est donc important d’analyser le budget 2024 et la programmation financière pluriannuelle en tenant compte de ce degré d’incertitude, tant le niveau de croissance peut impacter le niveau des recettes, le solde budgétaire et par voie de conséquence, l’endettement. L’heure de la vérité économique et budgétaire sonnera ainsi au plus tard lors du dépôt du budget 2025 et de la nouvelle planification pluriannuelle, qui devront prendre en compte les dernières prévisions macroéconomiques.
Refermer l’effet ciseaux
Un effet ciseaux s’est enclenché au Luxembourg à partir de 2022. Depuis cette date, les dépenses de l’Administration centrale progressent en effet plus vite que les recettes, une trajectoire insoutenable sur le long terme. Cet effet ciseaux existe toujours en 2024 : les dépenses de l’Administration centrale vont progresser de 7,6%, alors que la progression des recettes est estimée à 7,1%. Qu’est-ce qui nourrit ce phénomène ? Le Gouvernement met en avant le coût des mesures des différents Solidaritéitspäck, lesquelles vont représenter 1,3 milliard d’euros en 2024. Mais ce ne sont pas ces mesures ponctuelles qui fragilisent l’équilibre de nos finances publiques sur le long terme.
La vraie difficulté structurelle, c’est la progression trop rapide des dépenses de fonctionnement, souvent qualifiées de « rigides » ou d’ « incompressibles ». Entre 2022 et 2027, les dépenses de l’Administration centrale vont passer de 31,55% du PIB à 33,95%, soit une progression de plus de deux points en cinq ans. Un rythme soutenu notamment par la progression très rapide du poste « Rémunération des salariés ». Pour la première fois cette année, cette ligne budgétaire va franchir la barre des 7 milliards d’euros, contre 3,2 milliards en 2015. Cette année-là, lorsque l’Etat dépensait 100 euros, 20,54 euros étaient consacrés à la rémunération de son personnel. En 2025, dix ans plus tard, ce sera 24,56 euros, soit 4 euros de plus.
Largement nourrie par le système d’indexation automatique et généralisé des salaires, mais aussi par le rythme des nouveaux recrutements, cette croissance est préoccupante. En même temps, un autre poste de dépenses est appelé à progresser très vite : les dépenses militaires. Conformément à ses engagements, le Luxembourg va porter son effort de défense à 1% de son PIB en 2028, soit 994 millions d’euros, contre 573 millions en 2023. Il y a lieu de veiller de manière intelligente et pragmatique à un « retour sur investissements » efficace pour l’industrie de la défense et les secteurs assimilés locaux, au sens large du terme (services de communication, cybersecurity, technologies spécialisées, …).
Avec responsabilité, le Gouvernement a annoncé son intention de refermer progressivement l’effet ciseaux dès 2025. Il compte y parvenir en contenant la progression des dépenses de l’Administration centrale à 4,5% en 2025, puis 3,6% en 2026 et 3,9% en 2027. Il s’agit là d’une ambition à saluer, mais qui doit être mise en œuvre concrètement. Cela requiert un courage politique certain, alors qu’il existe un potentiel d’économies réel et documenté à travers la simplification administrative et la digitalisation. Voyons ce nécessaire effort de redressement de nos comptes publics comme une opportunité pour faire émerger une administration modernisée, supprimant les silos et des procédures redondantes, inutiles et donc superflues.
Contenir la dette et se donner des marges de manœuvre
L’enjeu de la réduction des dépenses, c’est l’amélioration du solde budgétaire. Le solde de l’Administration centrale est projeté à -1,9 milliard d’euros en 2024, tandis que le solde des Administrations publiques (qui incluent l’Administration centrale, les Administrations locales et la Sécurité sociale) est annoncé à -987 millions. Par effet mécanique, dans une situation de solde négatif, l’Etat (central) est contraint d’emprunter pour financer son train de vie. La dette publique s’alourdit donc encore davantage en 2024 pour atteindre 22,25 milliards d’euros, soit 26,5% du PIB. Selon la trajectoire budgétaire présentée, elle devrait atteindre 26,58 milliards d’euros en 2027, soit 27,3% du PIB. Le seuil des 30% du PIB pourrait être dépassé dans le cas d’une croissance moins soutenue qu’envisagé (-0,5 point de %), une éventualité qui ne semble pas improbable au vu des dernières projections disponibles des institutions internationales. Cette barre des 30% a longtemps été présentée par les Gouvernements successifs comme un plafond. La dépasser pourrait remettre en cause le triple A mais surtout, et le cas échéant de manière beaucoup plus immédiate, dangereusement altérer la confiance que portent les investisseurs en la stabilité des finances publiques du pays et en sa capacité à respecter ses engagements. Il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour éviter toute perte de confiance et de crédibilité à ce niveau, pour ne pas alourdir la charge et les conditions de refinancement de la dette publique.
L’enjeu de cet effort de maîtrise des dépenses n’est pas seulement de contenir la dette, mais bien plus globalement se redonner des marges de manœuvre budgétaires. Celles-ci nous permettront de faire face aux chocs économiques futurs. Les événements de ces dernières années nous ont démontré combien ils pouvaient être violents et nécessiter des réponses rapides et coûteuses pour les finances publiques.
C’est d’ailleurs aux marges de manœuvre qu’il avait constituées par le passé que le Luxembourg doit sa résilience pendant la crise sanitaire. Elles nous permettront aussi d’investir de manière beaucoup plus ambitieuse dans la diversification de notre économie et dans la double transition environnementale et digitale. Ce budget 2024 comporte à ce titre un certain nombre de signaux positifs, avec une montée en puissance bienvenue des investissements dans ces domaines.
Garantir la soutenabilité de notre modèle social
Enfin, les projections budgétaires nous invitent à nous interroger sur l’avenir de notre modèle social. Sous l’effet du vieillissement de la population et de la réduction relative des périodes de cotisations, l’excédent de la Sécurité sociale se réduit progressivement à partir de 2023, passant de 1.055 millions d’euros en 2023 à 861 millions en 2024, et 261 millions d’euros à l’horizon 2027. Le solde pourrait même être négatif dès 2027, si la situation sur le front de l’emploi se dégradait. A la lecture de ces chiffres, qui peut encore contester la non-soutenabilité de notre système de pensions ? Pour mémoire, en 2070, les dépenses liées aux retraites pourraient doubler pour atteindre 18% du PIB. Le vieillissement de la population pèse aussi très lourdement dans les comptes de l’assurance maladie-maternité, désormais structurellement en déficit.
Les défis liés à la transition démographique concernent également l’emploi ou encore le logement. Ils sont immenses. Le Gouvernement veut engager une large consultation sur ces sujets, notamment sur les pensions. Les partenaires sociaux y apporteront leur contribution, les entreprises en premier lieu. C’est notre responsabilité collective.
Responsabilité : voici donc le mot-clé pour affronter les défis qui sont devant nous. Il faudra faire preuve de responsabilité pour retrouver une trajectoire budgétaire vertueuse, pour redonner de l’élan à notre économie, pour financer la générosité de notre modèle social. En résumé, pour garantir notre prospérité collective future.