A quelques jours des élections européennes, nous sommes devant un immense paradoxe. Jamais l’Union européenne n’a autant démontré sa pertinence que lors de la mandature qui s’achève. Durant la crise sanitaire, elle a adopté un plan de relance de 806 milliards d’euros. Au déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022, elle a pris des décisions fortes, commençant enfin à s’affirmer comme la puissance géopolitique qu’elle doit devenir. Au moment de la crise énergétique, elle a engagé des mesures qui ont permis d’éviter le black-out tout en soutenant l’économie. Et pourtant, c’est au sortir de ce mandat-ci, peut-être le plus dense de l’histoire de la construction européenne, que l’on assiste à une inquiétante progression de l’euroscepticisme à travers les pays membres. Alors que nous avons plus que jamais besoin d’une Europe forte, politiquement, l’Union pourrait ressortir considérablement affaiblie du scrutin du 9 juin. Ce serait un drame, amplifié par l’ouverture redoutée de la présidence Hongroise à partir du 1er juillet.
Evidemment, l’Union européenne n’est pas parfaite, loin de là. Mais les eurosceptiques se trompent de combat. Pour relever les nombreux défis de notre époque, il ne faut pas moins d’Europe, mais une Europe unifiée qui n’est plus la simple somme de ses pays membres. Pour augmenter le bien-être et la prospérité des citoyens en Europe, il faut renforcer son économie, sa souveraineté et sa compétitivité et parfaire le marché unique, dans l’intérêt des entreprises, créatrices de valeur, d’emplois, d’investissements et d’innovations.
C’est la raison pour laquelle la Chambre de Commerce a interrogé les entrepreneurs luxembourgeois au sujet de leurs attentes concernant la prochaine mandature européenne. Cette enquête, réalisée dans le cadre de notre Baromètre de l’Économie du 1er semestre 2024, a permis d’obtenir le sentiment de 711 chefs d’entreprises de 6 salariés et plus, représentatifs de l’économie luxembourgeoise. Nous leur avons posé la question suivante : « En tant qu’entrepreneur, selon vous, quelles doivent être les priorités de l’Union européenne durant les cinq prochaines années ? » L’enquête laissait la possibilité aux sondés de donner trois réponses parmi neuf propositions. En voici les principaux résultats.
Source : Baromètre de l’Economie de la Chambre de Commerce, 1er semestre 2024
Alléger la réglementation
Sans surprise, 49% des chefs d’entreprises placent la nécessité « d’alléger la réglementation » parmi les trois priorités principales. C’est de loin la réponse la plus donnée par les participants. La surrèglementation constitue aujourd’hui un véritable handicap pour les entrepreneurs européens. Pour reprendre une formule désormais célèbre et à peine caricaturale : « L’Amérique innove, la Chine copie, l’Europe réglemente ». Personne ne remet en cause le bien-fondé de certaines normes, notamment environnementales et sociales. L’« exportation » de ces exigences à travers des dispositifs tels que le mécanisme d’ajustement aux frontières, qui contribuent à créer une forme de « level playing field », sont des initiatives intéressantes. Mais l’Union européenne doit veiller à ce que ces normes ne constituent pas un handicap pour ses entreprises, aussi bien sur le marché européen qu’à l’international. Pour restaurer la compétitivité européenne, il devient urgent de freiner cette inflation de nouvelles règles et normes. Certains parlent même de « tsunami » réglementaire. Dans le manifeste que la Chambre de Commerce a publié à l’occasion des élections européennes, nous proposons notamment de repenser le processus normatif et législatif européen, en gardant à l’esprit le « point de vue de l’utilisateur ». Nous invitons aussi les futurs parlementaires européens à « poursuivre avec une grande détermination l’engagement annoncé de réduire de 25% les charges administratives liées au reporting des entreprises ».
Réindustrialiser l’Europe
43% des répondants ont cité « la réindustrialisation de l’Europe » parmi les priorités qui doivent être celles de l’Union européenne pour les cinq prochaines années. Ce chiffre est la démonstration d’une véritable prise de conscience opérée au cours des dernières années. Au moment de la crise sanitaire, d’abord, lorsque l’Europe a pu mesurer concrètement sa dépendance absolue à l’égard de la Chine pour l’approvisionnement de certains produits vitaux, pharmaceutiques notamment. Avec la dégradation du climat géopolitique ensuite, notamment la guerre en Ukraine et l’exacerbation de la rivalité Chine/USA. L’Union européenne considère toujours la Chine comme un partenaire, mais depuis 2019, elle qualifie aussi ce pays de « concurrent stratégique et rival systémique ».
Dès lors, l’Europe a commencé à faire de la réindustrialisation une priorité. Il est bien dommage que cette prise de conscience ait été si tardive. Dans l’Union européenne, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB est passée de 18% en 2000 à 15% en 2022[1]. L’industrie européenne est aujourd’hui fortement impactée par les difficultés de son navire amiral, l’Allemagne, laquelle a mis une bonne partie de ses capacités de production à l’arrêt. La réindustrialisation de l’Europe passera nécessairement par un choc de compétitivité. En ce sens, le rapport commandé à Mario Draghi, qui doit être publié après les élections européennes, est particulièrement attendu. Dans plusieurs prises de paroles récentes, l’ancien président du Conseil italien a plaidé pour l’élaboration d’une véritable stratégie de défense de nos industries traditionnelles (automobile, sidérurgie, chimie…). Cela passera en premier lieu par la disponibilité d’une énergie fiable et bon marché.
Renforcer notre souveraineté énergétique
Ces derniers mois, le prix de l’énergie a été le principal vecteur de la perte de compétitivité de l’industrie européenne, et plus largement de toute son économie. Il n’est donc pas surprenant de constater que « le renforcement de la souveraineté énergétique » constitue la troisième réponse la plus donnée (36 %) par les entrepreneurs luxembourgeois interrogés sur les priorités de l’Union européenne pour les cinq prochaines années. Là aussi, les événements récents ont démontré combien une trop grande dépendance énergétique peut constituer un handicap économique.
La fin des livraisons de gaz russe via les gazoducs Nordstream et Yamal, à partir de février 2022, a eu un coût économique astronomique. La hausse brutale des prix de l’énergie qui a suivi a nécessité des réponses gouvernementales très coûteuses, a considérablement affaibli des entreprises de toutes tailles, et a enclenché une spirale inflationniste dont nous payons encore le prix. Depuis, l’Union européenne est parvenue à diversifier son approvisionnement en gaz, notamment grâce aux importations massives de gaz naturel liquéfié américain[2]. Elle a aussi donné un coup d’accélérateur aux projets d’efficacité énergétique et d’énergies renouvelables. Néanmoins, il faut constater que l’Union est toujours incapable d’élaborer la politique énergétique commune dont elle aurait besoin pour asseoir son autonomie et garantir des prix compétitifs. En cause : des divergences de points de vue sur les technologies à privilégier, avec notamment un clivage toujours marqué entre les pays pro- et antinucléaire. Dans son rapport sur le marché intérieur, Enrico Letta pointe d’ailleurs le risque de « retour en arrière » en matière de politique énergétique, après les efforts entrepris suite à la guerre en Ukraine. Les sujets à l’ordre du jour sont pourtant nombreux, à commencer par l’hydrogène, pour lequel l’Union européenne ne pourra pas devenir un leader sans politique unifiée à l’échelle continentale.
Réussir la double transition
26% des entrepreneurs luxembourgeois considèrent que « le soutien à l’investissement en faveur de la transition environnementale » doit figurer parmi les trois priorités de l’Union européenne dans les 5 prochaines années. Et ils sont 22% à avoir également cité « le soutien à l’investissement en faveur de la transition digitale ». Cette double transition représente en effet un enjeu majeur pour l’économie européenne. En matière de transition digitale, l’Union européenne souffre d’un sous-investissement en matière de Recherche et Développement et d’un déficit de champions internationaux. Là encore, on a pu avoir le sentiment, par le passé, que Bruxelles consacrait davantage d’énergie à réglementer le secteur qu’à le stimuler… Dans son rapport, Enrico Letta prône l’avènement d’une cinquième liberté de circulation au sein du marché unique. Elle concernerait la recherche, l’innovation, les données et les compétences. Il s’agit là d’une proposition enthousiasmante qui doit être impérativement explorée.
En matière de transition environnementale, l’Union européenne s’est dotée d’une feuille de route très ambitieuse à travers le Green deal, avec pour objectif de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55% d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990, l’objectif ultime étant la neutralité carbone à l’horizon 2050. Alors que nous subissons déjà les effets du réchauffement planétaire, il n’est pas question de revoir ces objectifs. Mais il est aujourd’hui évident que cette ambition climatique ne peut se suffire à elle-même. Il est impératif d’y adosser une stratégie de protection de la compétitivité européenne. L’Europe ne doit pas avoir à sacrifier son économie pour opérer sa transformation environnementale. A ce titre, le débat sur les voitures électriques et la fin des moteurs thermiques dès 2035 illustre parfaitement l’enjeu : il faudra avoir le courage d’appuyer sur la pédale de frein si l’industrie automobile européenne devait être fragilisée par ce calendrier.
Achever le marché unique
Je voudrais évoquer une dernière priorité mentionnée par 22% des chefs d’entreprises interrogés dans le cadre de notre enquête : « L’achèvement du marché unique », c’est-à-dire l’harmonisation des législations à l’échelle européenne afin de permettre une circulation beaucoup plus fluide des biens, des services, des capitaux et des personnes. Le Parlement européen, dans son rapport sur le coût de la « Non-Europe » – expression qui désigne les lacunes, les fragmentations et les protectionnismes actuels dans le marché intérieur, mais aussi les champs politiques encore insuffisamment exploités, évalue celui-ci à 2.800 milliards d’euros par an à l’horizon 2032. Il s’agit là d’un énorme potentiel inexploité. Un potentiel dont l’Europe ne peut plus se priver, alors que son poids économique et démographique à l’échelle mondiale se réduit d’année en année.
Je suis convaincu que la « Vieille Europe » a encore un avenir. A condition toutefois qu’elle soit capable de répondre aux aspirations des entreprises en opérant un changement de paradigme en matière de politique économique.
[1] Source : Banque mondiale
[2] Entre 2021 et 2023, les importations européennes de gaz en provenance des Etats-Unis sont passées de 18,9 milliards de m3 à 56,2 milliards de m3, selon la Commission européenne.