Le discours sur l’état de la Nation du Premier Ministre et le dépôt du projet de budget pour l’année 2022 et les quatre suivantes ont été deux temps forts de la semaine écoulée. Documents complémentaires, c’est donc une lecture commune qui suit.
Enfin sur la voie d’une relance durable ?
A l’heure où la relance économique se matérialise, après des mois difficiles pour l’activité et la rentabilité des entreprises, celle-ci est menacée par une hausse spectaculaire des prix de l’énergie et l’inflation qui en résulte. Les risques géopolitiques, les problèmes d’approvisionnement en matériaux, l’impact des décisions en termes de fiscalité internationale sont autant de facteurs d’incertitude, pour la plupart, exogènes, sur lesquels le gouvernement luxembourgeois n’a qu’un pouvoir limité en termes de solutions, si ce n’est en implémentant un cadre performant, agile et flexible, valorisant les opportunités d’aujourd’hui et anticipant les défis de demain.
Il s’agit donc de consolider le modèle d’affaires luxembourgeois, et ce, à travers une attractivité accrue et une diversification continue, d’aider les entreprises à faire face aux transitions digitales et environnementales aux impacts multiples, en créant un cadre « pro-business », et de solutionner les grands goulets d’étranglement pour le modèle socio-économique que sont la mobilité, le logement, la disponibilité de main-d’œuvre et l’approvisionnement en énergie à prix compétitif.
L’analyse de la situation structurelle dans plusieurs domaines en lien avec ces problèmes et défis permet de conclure que beaucoup d’efforts restent à réaliser pour positionner le Luxembourg parmi les économies les plus compétitives en Europe et pour assurer à notre pays une relance durable au cours des prochaines années.
Des finances publiques sous contrôle… à court terme
Une des conditions phare pour y parvenir sont des finances publiques saines, qui permettent au pays de se donner les moyens de ses ambitions pour une compétitivité accrue et une relance durable.
Si le PIB a subi une chute moins forte qu’escompté en 2020, c’est-à-dire -1,8%, il devrait « rebondir » de près de 6% en 2021 pour renouer avec un rythme de croissance plus habituel, c’est à dire, de l’ordre de 3,5%, en 2022, notamment grâce aux diverses aides qui ont permis de limiter la perte de substance économique. Prises dans leur ensemble (et de manière certes extensive), les enveloppes débloquées se sont élevées au total à 11 milliards d’euros, soit environ 18% du PIB. Revers de la médaille de la crise, des dépenses accrues de 3,4% pour l’Administration centrale (AC), qui de surcroît continuent leur progression en 2022, , passant de 22,7 milliards en 2021 à 23,5 milliards, en approchant les 26,5 milliards en 2025.
De leur côté, les recettes de l’AC restent peu vigoureuses d’un point de vue historique, passant de 21,4 milliards à 22,3 milliards en 2022. Si le déficit 2022 se résorbe par rapport au montant « historique » de 3,2 milliards atteint en 2020, il n’en reste pas moins élevé, avoisinant les 1,2 milliard, soit -1,7% du PIB. Une tendance à l’amélioration se dessine sur la période pluriannuelle, le déficit se réduisant de près de moitié d’ici à 2025. A la faveur de cette dernière et d’un secteur de la sécurité sociale en excédent, l’équilibre des Administrations publiques devrait être atteint en 2024.
Mais compte tenu des incertitudes importantes, des révisions conséquentes ne seront pas à exclure, imposant une certaine prudence surtout pour une économie très ouverte, de ce fait très exposée à d’éventuels chocs externes.
L’amélioration du solde des Administrations publiques prévu dans les documents budgétaires repose sur une évolution des dépenses plus modérée que par le passé. Un objectif certes très louable, mais qu’il faudra concrétiser dans les faits. Rien n’est moins sûr en considération de la hausse de nombreuses prestations sociales, avec un effet accélérateur important du budget social, souvent considéré comme incompressible par la suite.
Les dépenses publiques devraient être durablement impactées par les plans de recrutement des administrations gouvernementales et services étatiques. Les besoins en main-d’œuvre (2.300 nouveaux postes prévus pour l’exercice 2022) dans la fonction publique résultent logiquement de la hausse démographique continue, mais les plans de recrutement devraient comporter en parallèle des efforts de l’Etat visant à accroître la productivité et l’efficience au niveau des services publics via une digitalisation accélérée, la simplification des procédures et une formation continue plus poussée. Il va sans dire que le niveau salarial élevé à l’entrée au sein de la fonction publique pose un défi concurrentiel très important pour le secteur privé qui se trouve confronté à un manque de main-d’œuvre de plus en plus grave.
L’impact graduel du vieillissement démographique doit également être pris en compte. Les excédents de la sécurité sociale se réduiraient en effet d’ici 2025 selon le projet de budget pluriannuel.
L’éternel problème de la soutenabilité financière de notre protection sociale
Selon le récent rapport du Conseil National des Finances publiques (CNFP), les dépenses liées au vieillissement de la population pourraient correspondre en 2070 à 24,6% du PIB du Luxembourg, qui afficherait alors une dette de 168% de son PIB. Le CNFP s’est basé sur l’« Évaluation de la soutenabilité à long terme des finances publiques », publiée dans le cadre du Ageing Report (AR) 2021 au niveau européen, qui se concentre sur le poids des dépenses liées au vieillissement de la population. Les projections actualisées aboutissent ainsi à un coût du vieillissement toujours en nette progression, même s’il faut nuancer et relativiser la méthodologie et les analyses du Ageing Report.
Il est interpellant de constater que les grandes tendances qui se dégagent de manière récurrente de telles analyses ne suscitent pas de réactions des décideurs politiques, alors que le Grand-Duché est encore dans la situation relativement privilégiée en ce sens que des ajustements peu douloureux aujourd’hui pourraient empêcher des actions politiques très incisives et drastiques à plus long terme. Le statu quo du modèle actuel de notre système d’assurance-vieillesse – l’un des plus généreux au monde – rend difficile voire impossible le passage d’un modèle de croissance extensive vers un modèle de croissance qualitative au Luxembourg, avec toutes les conséquences néfastes que cela génère en termes d’utilisation des ressources et sur l’environnement.
Des investissements publics au cœur des deux discours
Les investissements ont eu la part belle dans les deux discours, et sont qualifiés de « records », puisque l’exercice budgétaire 2022 prévoit des investissements publics de l’ordre de 3,2 milliards d’euros, soit 4,4% du PIB, ce qui est supérieur à la moyenne des 3,9% observée sur la période 2016-2021. Bien-sûr, ces chiffres sont encourageants et certaines initiatives comme l’initiative « campus HEAL » (où les entreprises du domaine des technologies de la santé pourront se développer), le développement d’un guichet unique en lien avec la transition climatique, ou encore les efforts de digitalisation au sein de certaines administrations sont à saluer.
Dans certains domaines présentant une importance primordiale pour l’avenir des entreprises et du modèle économique, des mesures fortes et concrètes doivent être prises rapidement. Dans les lignes qui suivent sont présentées certaines priorités, absentes du discours sur l’état de la nation ou seulement effleurées. Il ne s’agit en aucun cas d’une liste exhaustive, mais de mesures complémentaires à celles présentées de manière récurrente sur ce blog.
- Soutenir les entreprises qui souhaitent créer des logements pour leurs salariés
L’actuelle évolution sur le marché du logement porte déjà aujourd’hui gravement préjudice à la cohésion sociale et à l’attractivité économique de notre pays. Le déséquilibre croissant entre offre et demande de logements est un problème connu mais récurrent (au vu du rythme actuel d’accroissement des prix du logement, de l’ordre de 15% sur base annuelle), et pourtant, les promoteurs privés restent relativement exclus des initiatives de construction de logements locatifs à prix abordables.
Pour éviter que l’offre insuffisante de logements nuise davantage aux entreprises à la recherche de main-d’œuvre et de talents venant de l’étranger, il pourrait être opportun d’introduire des mesures d’incitation pour les entreprises luxembourgeoises souhaitant offrir des logements pour les salariés en les construisant sur les terrains dont elles sont propriétaires. Ceci aurait également des avantages en termes de mobilité.
Au niveau de l’aménagement du territoire, un reclassement des zones industrielles/artisanales/commerciales actuellement non constructibles en zone spéciale « logements pour salariés », sans nouveau PAP, devrait être réaliste et réalisable. Au niveau fiscal, les idées d’un soutien aux investissements afférents dans les nouvelles infrastructures (via par exemple une super-déduction) ainsi que de la création de frais d’obtention spécifiques pour les salariés sur les loyers qu’ils doivent verser à leur employeur (c’est-à-dire un glissement des frais de déplacement vers les frais de logement) sont à analyser et à approfondir.
Outre cette mesure spécifique, le Gouvernement doit agir efficacement et résolument sur les mesures indispensables pour augmenter l’offre de logements, et plus particulièrement de logements locatifs et à prix abordables : augmenter la densité des constructions, accélérer les procédures d’autorisation, recourir à l’expertise et aux capacités du secteur privé, élargir les périmètres aux endroits où cela fait du sens, etc. Les ajustements fiscaux proposés récemment par le Gouvernement (impôt foncier, taxe sur la spéculation …) ne vont guère résoudre le problème du logement.
- Accélérer la transition digitale
Peu de démarches administratives sont digitalisées de bout en bout au Luxembourg. Ce retard dans la digitalisation des services publics – malgré des efforts importants en termes budgétaires et humains mis en œuvre au cours des dernières années – complexifie les démarches administratives, en plus de les rendre plus longues et opaques pour les administrés, et complique le traitement des dossiers par les fonctionnaires. L’Estonie est un exemple en matière de réussite de transformation digitale du secteur public. Avec 99% des services publics disponibles en ligne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, plus de 450 millions de signatures électroniques ont contribué à optimiser le temps de travail dans les administrations publiques.
L’identification et ensuite la digitalisation intégrale des 20 démarches les plus utilisées par les entreprises constituerait une première action concrète, aux retombées indéniables en termes de gain d’efficience, tant pour les administrés que pour les services étatiques concernés.
- Axer les compétences autour des besoins en entreprises
De la double transition écologique et digitale doit résulter une véritable « offensive sur les skills ». L’évolution des compétences recherchées par les entreprises, notamment en lien avec la transition verte et la digitalisation de l’économie, demande de requalifier (reskilling), voire de faire monter en qualification (upskilling) la main-d’œuvre du pays, que les personnes soient en emploi ou en transition professionnelle, et ce tout au long de leur vie pour maintenir employabilité et productivité. En outre, les entreprises luxembourgeoises font face depuis des années à des pénuries de talents qui s’accentuent chaque année. L’enjeu en matière de compétences est donc substantiel pour l’économie et met en exergue l’importance d’un recours plus poussé à la formation professionnelle, tant continue qu’initiale, pour favoriser la montée en compétences en entreprise et le maintien dans l’emploi.
Le Luxembourg a amorcé le processus pour définir, d’ici 2022 et en collaboration avec les partenaires sociaux, sa stratégie nationale pour les compétences sur la base d’une étude menée actuellement par l’OCDE. Le débat à mener dans ce contexte doit intégrer les différentes facettes d’une vision plus moderne du Lifelong Learning et faire émerger une approche largement basée sur les skills, sous considération systématique des besoins des entreprises. En parallèle à ces travaux d’ordre stratégique, plusieurs mesures concrètes à court terme s’imposent : 1. Détecter les professions et compétences de demain en étroite collaboration avec les acteurs du terrain (associations et fédérations professionnelles, panel d’entreprises) ; 2. Renforcer l’offre d’orientation tout au long de la vie et soutenir les entreprises, en particulier les PMEs, dans la mise en place de plans de formation ; 3. développer une formation en alternance à tous les niveaux d’enseignement (BTS, bachelor, master) ; 4. Augmenter à 20% le taux de base du co-financement de la formation en entreprise et inclure les travailleurs indépendants dans le champ d’éligibilité de l’accès collectif ; 5. Rendre la base légale relative à l’enseignement supérieur moins contraignante et permettre à différents acteurs de proposer des programmes de formation diplômants pour répondre de manière flexible à la demande des entreprises.
Au niveau du système d’enseignement, les autorités doivent multiplier les mesures de cours d’appui à tous les niveaux et types d’enseignement. Les enseignants étant en première ligne, il incombe également de les soutenir, et de les former le cas échéant, aux nouvelles technologies.
- Accorder une véritable seconde chance pour les entrepreneurs en faillite
La peur de l’échec reste très présente en Europe. Un changement de mentalité pourrait permettre de stimuler l’activité entrepreneuriale et de promouvoir l’esprit d’entreprise, qui reste faible au Luxembourg. En outre, très peu d’entrepreneurs ayant échoué osent se lancer à nouveau dans le processus de création d’entreprise. Pourtant, 18% des entrepreneurs qui réussissent ont échoué lors de leur première création et ces « re-starters » grandissent plus vite que les entreprises créées par de nouveaux entrepreneurs.
Compte tenu du nombre important de faillites risquant de découler de la crise actuelle, qui ne s’est guère manifesté à ce jour en raison notamment des aides d’urgence, il ne ferait aucun sens de sanctionner durement les dirigeants de bonne foi dont l’activité aurait été mise à mal par un évènement exogène. Il convient par conséquent d’adopter un régime de responsabilité du dirigeant de société en cas de faillite proportionné, offrant une réelle seconde chance aux entrepreneurs en opérant notamment la distinction entre débiteurs honnêtes et malhonnêtes. L’heure n’est pas à la stigmatisation des entrepreneurs victimes d’un événement tel que la crise sanitaire ou les terribles inondations.
- Revaloriser le statut de l’indépendant
L’entrepreneur est à la racine du développement économique, de l’innovation et de la cohésion sociale.L’entreprenariat luxembourgeois est actuellement sous pression en raison notamment de la précarité du statut de l’indépendant en matière de protection sociale. Une revalorisation du statut de l’indépendant qui passe par une atténuation des inégalités qui existent actuellement entre le statut d’indépendant et celui de salarié concernant la couverture des « risques sociaux », est primordiale car ces inégalités sont à l’origine de pertes de revenus, soit provisoires, soit définitives.
Les mesures doivent toucher tant au droit de la sécurité sociale qu’au droit du travail. En matière de sécurité sociale, il est nécessaire d’assouplir la possibilité pour l’indépendant de cumuler une pension de vieillesse anticipée avec un revenu professionnel en mettant en place une règle anti-cumul unique (pour les indépendants et les salariés) ; de mieux définir le statut du conjoint aidant ; et promouvoir l’affiliation des indépendants à la Mutualité des Employeurs. Par ailleurs, en matière de droit du travail, il s’agit d’élargir le bénéfice de l’ensemble des mécanismes de « chômage partiel », « chômage intempéries » et « chômage accidentel ou technique » aux indépendants (via l’introduction d’un revenu de remplacement cadré par des conditions d’attribution strictes) ; d’adapter le dispositif du chômage complet applicable aux indépendants de manière à l’aligner davantage sur celui du salarié ; de mettre en place un régime de reclassement professionnel pour « indépendant » inspiré du régime existant en matière d’accident de travail et maladie professionnelle de l’indépendant afin de couvrir la perte de revenu et de rendement (temporaire).
- Allier réduction des émissions et rentabilité des entreprises
Les entreprises doivent avoir un horizon de planification à long terme, et donc une prévisibilité certaine, afin de pouvoir prendre leurs décisions d’allocation de ressources, d’investissements et d’établissement de leurs activités productives en connaissance de cause. L’insécurité a le potentiel de réduire la propension à investir des entreprises à court et à moyen termes et, partant, elle compromet la genèse ou la pérennité d’activités et, de façon plus générale, la nécessaire diversification continue et permanente de l’appareil de production luxembourgeois. Une transition climatique réussie requiert donc un cadre propice pour les entreprises.
Des conditions-cadres favorables, économiquement attractives et incitatives, et des mesures de soutien pragmatiques et flexibles, sont requises. Ces solutions doivent être mises en œuvre rapidement, tout en veillant à ce que toute distorsion avec l’étranger soit évitée. La fiscalité peut être un moyen puissant d’y arriver : l’introduction d’allègements fiscaux incitatifs, par exemple sous forme de super-déduction pour les investissements bas carbone, pourrait être envisagée, à l’image de ce qui se fait en France, en Italie ou encore au Royaume-Uni. Le Gouvernement doit également revoir sa copie en matière de paquet législatif « déchets » qui comporte de nombreuses incohérences risquant d’impacter négativement les entreprises et les consommateurs.
- Mettre en œuvre un mix énergétique qui laisse la place aux opportunités
Des innovations et technologies nouvelles sont susceptibles d’émerger à moyen et long termes, et elles seront sans doute plus efficaces, moins chères et moins polluantes que les technologies existantes à ce jour. Toute situation de « verrouillage technologique » (« lock-in ») – où notamment l’Etat mise d’emblée sur le développement d’une technologie spécifique au lieu de fixer un cadre général incitateur tout en donnant des marges d’innovation aux entreprises sur les techniques à déployer – risque d’enlever la flexibilité requise pour basculer vers les technologies émergentes les plus adaptées.
Afin d’encourager les entreprises à intégrer à tout moment, dans leurs processus de production les « meilleures technologies disponibles » t, il est nécessaire de réduire les risques d’investissements encourus par ces dernières. L’introduction rapide d’un instrument de financement et de gestion des risques, de type de-risking, pour des projets en rapport avec la transition énergétique, tel qu’annoncé dans le PNEC, doit se matérialiser rapidement. En outre, la recherche, le développement et l’innovation dans le domaine des technologies vertes doivent être facilités et soutenus, tout en garantissant un accès facile à un financement adéquat, en particulier pour les PME. Au vu des prix de l’énergie qui s’envolent, le Gouvernement devra également prendre des mesures fortes et rapides de soutien aux entreprises.