L’invasion récente de l’Ukraine par la Russie, ce 24 février, a provoqué une flambée supplémentaire du prix de l’énergie et des matières premières. Le cours du baril de Brent a dépassé rapidement les 100 dollars, une première depuis 2014, pour frôler les 150 dollars en début de cette 10e semaine de l’année. Le blé a quant à lui atteint, vendredi dernier, le prix de 393 euros la tonne sur le marché européen Euronext, contre 284 euros la tonne en novembre 2021[1].
L’invasion russe fait pressentir des ruptures d’approvisionnement de matières premières et de marchandises venant des deux pays en conflit. Elle a renforcé une poussée inflationniste mondiale, qui était déjà nourrie par des facteurs tels que les perturbations des chaînes logistiques liées à la pandémie, la pénurie des matières premières, la forte demande énergétique, le manque de main d’œuvre qualifiée ou encore d’autres tensions géopolitiques. En Europe, la transition énergétique avait également contribué au renchérissement sensible des produits énergétiques classiques. Le conflit russo-ukrainien met en exergue la fragilité de nombreuses économies européennes notamment, qui restent largement dépendantes des ressources importées. L’ensemble de ces facteurs conjoncturels, structurels et politiques ne laisse pas de doute quant à une poursuite des problèmes liés à une inflation trop forte. De même, au lieu de nous réjouir d’une relance économique après deux années de pandémie, nous voilà confrontés à une guerre en Europe qui, à côté du drame humain, fait ressurgir des craintes de stagflation et de récession sur le plan macro-économique.
Dans une telle situation, les déséquilibres entre offre et demande sur plusieurs marchés et la rareté des ressources sont des facteurs d’inquiétude importants.
Force est de constater que le modèle économique toujours le plus « en vogue » au niveau mondial, à savoir le modèle « linéaire » où les ressources sont extraites, transformées, consommées pour ensuite finir sous forme de déchets, est désormais obsolète. Non seulement il ne permet plus de réaliser des taux de croissance dynamiques dans la plupart des économies (le taux de croissance mondiale peine à dépasser les 5,5% depuis les années 80[2]), mais son fonctionnement même est menacé par l’existence d’une quantité limitée de ressources, dont la rareté transparaît de plus en plus avec des phénomènes de pénuries (ex : semi-conducteurs, cuivre, maïs, main-d’œuvre qualifiée…), associées à des taux d’inflation records au niveau mondial. Propulsée par l’augmentation en flèche du prix de l’énergie et par l’engorgement de la chaîne logistique, le taux d’inflation annuel mondial frise les 8%, tandis que celui de l’Union européenne a battu son record des 25 dernières années avec un pic à 5,1%[3] en janvier, reconfirmé fin février par Eurostat. Ce taux dépasse largement l’objectif des 2% fixé par la Banque centrale européenne (BCE).
Le modèle économique classique et linéaire a aidé la plupart des économies du monde à prospérer. Néanmoins, il n’a pu fonctionner que grâce à la disponibilité de matières premières à la fois abondantes et bon marché. Aujourd’hui, les circonstances sont différentes car les ressources se rarifient, tandis que l’impact de leur exploitation sur le climat, la nature et l’environnement devient de plus en plus négatif.
A l’instar des pays qui œuvrent à réaliser les 17 objectifs de développement durable de l’organisation des Nations Unies pour 2030, le Luxembourg a depuis plusieurs années déjà, entamé un vaste chantier pour passer d’une économie extensive – dont la prospérité est largement dépendante d’un besoin accru de facteurs de production en tous genres tels que les ressources humaines, naturelles ou capitalistiques – à une économie caractérisée par une croissance plus qualitative, apte à « répondre aux besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », soit un modèle résilient permettant de maintenir un niveau de vie élevé sur le long terme.
Des pistes d’évolution pour renouer avec une croissance plus durable ont ainsi fait l’objet de recherches. C’est ainsi que l’économie circulaire, discipline balbutiante dans les années 70, bénéficia durant la dernière décennie d’un regain d’intérêt en vertu de sa nature de « cycle de développement positif continu qui préserve et développe le capital naturel, optimise le rendement des ressources et minimise les risques systémiques par la gestion des stocks et des flux de ressources [et de] système qui demeure efficace qu’elle qu’en soit l’échelle[4] ». L’économie circulaire s’inscrit donc dans le cadre du développement durable et constitue un successeur prometteur au modèle linéaire en adressant les défis de ce dernier. A cette fin, elle inclut au cœur de ses mécanismes des principes d’optimisation dans la consommation de ressources, d’élimination du concept de déchets par la revalorisation systématique et d’atténuation de l’impact environnemental.
Non seulement la pratique de l’économie circulaire permet de bâtir une croissance plus respectueuse et alerte vis-à-vis des ressources environnementales, mais elle peut aussi agir en tant que dopant économique en générant de nouveaux emplois, activités et produits fondés sur des pratiques et modèles d’affaires inédits. Les métiers liés aux achats durables (« sustainable procurement »), les marchés des produits de seconde main et reconditionnés, la substitution de l’achat par des services de location (« product as a service ») et le covoiturage, sont tous des exemples concrets d’activités qui se sont récemment beaucoup développées et qui ont pour origine les principes d’économie circulaire. Ainsi, rien que dans l’Union européenne, on estime que la mise en place de ce nouveau modèle économique pourrait déboucher sur un gain de productivité des ressources de plus de 30% d’ici 2030[5] et sur la création de plus de 4 millions d’emplois[6]. C’est une véritable chance à saisir pour redynamiser une productivité luxembourgeoise évaluée par le dernier rapport du Conseil national de la productivité, comme certes haute, mais en stagnation. L’économie circulaire crée une véritable situation « win-win », ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit actuellement un des thèmes phares du programme de travail de la Commission européenne.
Au niveau du Grand-Duché, nous ne sommes pas en reste : selon l’étude « Luxembourg as a knowledge capital and testing ground for the circular economy »[7], réalisée par l’institut international EPEA sur base de la consultation de plus de 50 parties prenantes, le déploiement des principes relatifs à l’économie circulaire, appliqués à des secteurs divers et variés, a le potentiel de générer de 300 millions à 1 milliard d’euros d’économies en matières premières par an. Il existe une volonté politique nationale forte d’instaurer l’économie circulaire (cf. accord de coalition 2018-2023 qui poursuit la résilience à travers plus d’une vingtaine de points relatifs à l’économie circulaire, mise en place d’une stratégie dédiée[8] visant à faire du Luxembourg un pôle d’excellence dans ce domaine).
Les crises sanitaire, économique et maintenant politique perturbent incontestablement la vie des ménages et les activités des entreprises. Elles font monter en flèche leurs coûts, diminuent leur rentabilité et impactent leur capacité à investir dans les transitions digitales et énergétiques. Dans un tel contexte inédit, capter des ressources monétaires, temporelles et humaines afin d’enclencher une transition vers un modèle d’affaires plus durable, mais aussi radicalement différent, constitue un défi de taille. Les bénéfices monétaires (ex : économies de matières premières, meilleure résilience par rapport à la volatilité des prix, marges améliorées…) et non-monétaires (ex : différenciation positive sur le marché, meilleure compétitivité…) de l’économie circulaire sont nombreux et avérés. Une étude quantitative réalisée en 2014 par le Pôle Eco-conception de l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie en France) révèle, par exemple, que la pratique de l’éco-conception (application d’économie circulaire qui consiste à intégrer, dès la conception, les impacts environnementaux d’un bien ou d’un service tout au long de son cycle de vie) a été profitable pour 96% des entreprises qui l’ont mise en place. Plus précisément, 45% de ces entreprises ont vu leurs profits augmenter, 86% ont constaté une amélioration de leur image ou de leur notoriété et 41 % ont perçu une augmentation de la motivation ou de la fierté de leurs salariés.
L’économie circulaire a aussi l’avantage de pouvoir être pratiquée sous de multiples façons (ex : approvisionnement durable, économie de la fonctionnalité, allongement de la durée d’usage…). Il existe pour une entreprise, de nombreuses possibilités d’en tirer avantage, que cela soit en incluant des principes circulaires dans ses processus de production et de gestion ou en développant de nouveaux modèles d’affaires en s’en inspirant. Toute entité, quelle que soit sa taille, son secteur d’activité, ses moyens ou encore ses caractéristiques propres, peut ainsi choisir « à la carte » les éléments qui lui conviennent d’exploiter pour entamer sa voie vers plus de résilience.
La Chambre de Commerce travaille activement à soutenir les entreprises dans les démarches afférentes. Elle facilite par exemple la participation des entreprises à des salons thématiques internationaux (ex : Pollutec), tient une veille règlementaire et économique active dans le domaine environnemental via ses avis et son Baromètre de l’économie, publie des documents de travail (ex : Actualité & tendances n°22 et n°26 sur l’économie circulaire) et organise des conférences thématiques. Pour être au plus près des réalités du terrain, nous avons également mis en place un groupe de travail dédié « Développement Durable », réunissant les divers experts et acteurs de l’écosystème luxembourgeois autour des thématiques ESG et de l’agenda règlementaire y relatif. Ce groupe de travail est notamment à l’origine des « Luxembourg sustainable business principles [9]» qui proposent un plan d’accompagnement structuré pour intégrer la résilience dans les processus de l’entreprise.
L’économie circulaire est à la portée de tous !
Sa mise en place est l’occasion pour le Luxembourg de se rétablir des conséquences de la pandémie et – à terme – de mieux se prémunir d’une crise inflationniste, énergétique, de matières premières et d’approvisionnement telle que nous la connaissons à l’heure actuelle.
[1] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/guerre-en-ukraine-l-envolee-du-cours-du-ble-inquiete-le-monde-20220306
[2] Données Banque mondiale
[3] Données Eurostat
[4] Définition de la Fondation Ellen McArthur qui participa significativement à la popularisation du concept
[5] Institut national (français) de l’économie circulaire
[6] Commission européenne
[7] EPEA – Etude « Luxembourg as a knowledge capital and testing ground for the circular economy » – Décembre 2014
[8]https://gouvernement.lu/dam-assets/documents/actualites/2021/02-fevrier/08-strategie-economie-circulaire/20210208-Strategie-economie-circulaire-Luxembourg.pdf
[9] https://www.cc.lu/toute-linformation/publications/detail/luxembourg-sustainable-business-principles-our-common-2030-goal