Être conjoncturiste à l’heure actuelle est un défi. Et pour cause, ces derniers mois, la conjoncture mondiale est ponctuée de chocs plus ou moins importants modifiant inlassablement les prévisions. Après le « tout va dépendre de la couverture vaccinale », le « tout va dépendre de l’évolution des prix », est venu le temps du « tout va dépendre de la situation en Ukraine ». En effet, au-delà des conséquences humaines dramatiques de cette nouvelle crise qui a pris de court le monde entier, l’invasion de l’Ukraine a un impact global bien plus important que ce à quoi nous pouvions nous imaginer : aggravation de la pénurie des matériaux électroniques, et des matières premières en général, raréfaction de produits alimentaires de base, etc. Surtout, cette crise internationale talonne de près une autre qui a déjà fortement fragilisé le tissu économique.
Retour au calme différé pour les finances publiques
C’est dans ce contexte mouvant que les rendez-vous conjoncturels annuels luxembourgeois du semestre européen, cycle de coordination des politiques économiques, budgétaires, sociales et de l’emploi au sein de l’Union européenne (UE) ont eu lieu, le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) 2022-2026 et le Programme national de réforme (PNR) 2022 ayant été présentés les 26, 27 et 28 avril derniers.
Le PNR, « Plan national pour une transition verte, numérique et inclusive », décrivant la stratégie poursuivie par le Gouvernement « afin de poser les jalons d’une transition alliant économie, durabilité et écologie », ne comporte pas de surprise majeure, mais pose la question de la rapidité de sa mise en œuvre, à l’heure où les contraintes pesant sur les entreprises sont de plus en plus nombreuses.
Le PSC quant à lui est un exercice bien plus engageant pour le Gouvernement puisqu’il doit exposer la politique budgétaire qui sera suivie pour les quatre années à venir, ainsi que l’évaluation et les actions en matière de finances publiques. Il ne manque pas de rappeler l’avenir macroéconomique européen et luxembourgeois incertain à court et moyen terme, ce qui est souligné par les dernières révisions de prévisions du STATEC qui porte l’inflation luxembourgeoise à 5,8% en 2022 et 2,8% encore en 2023. Selon les très récentes prévisions de printemps de la Commission européenne, parues ce 16 mai, ce taux atteindrait même 6,8% en 2022 et 2,3% en 2023. L’inflation perdurerait donc, alors qu’au moment de la conclusion de l’accord tripartite fin mars, un franc ralentissement de la hausse générale des prix, pour atteindre 1,5% en 2023, était encore pronostiqué.
Si le solde de l’Administration centrale atteint -326 millions d’euros en 2021 – contre un déficit colossal de l’ordre de 3 milliards d’euros en 2020 – permettant d’atteindre un solde des Administrations publiques – Etat, communes et sécurité sociale – positif pour cette même année, tous deux devraient se dégrader dès 2022, le solde des Administrations publiques ne revenant dans le positif qu’en 2026. Et si les recettes publiques totales ont augmenté de 12,7% en 2021, tandis que les dépenses n’ont progressé « que » de 2,4%, cette éclaircie pourrait être de courte durée du fait de la guerre en Ukraine qui ajoute une surtension sur les prix des matières premières, de l’alimentaire, de l’énergie, impactant à son tour la conjoncture globale et les prévisions de croissance. Sans compter que la crise sanitaire connaissant un
sursaut en Chine, les confinements stricts adoptés pourraient affecter de nouveau les chaînes de production et d’approvisionnement, à l’image de ports fermés dans l’empire du milieu.
Les nouvelles mesures émanant de la Tripartite du 31 mars 2022 auront un impact négatif « mathématique » sur le solde des Administrations publiques en 2022, de l’ordre de 1 point de pourcentage. S’ajoute à cela une croissance économique de 1,4% « seulement » au cours de cette année, ce qui est bien en retrait des estimations précédentes du STATEC (+3,5%) et de la Commission européenne (+3,9%). Et même si, dans ses récentes projections, le FMI est quant à lui plus optimiste en termes de croissance que le PSC pour 2022 (+1,8%), il l’est moins pour 2023 (+2,1%).
Il importe aujourd’hui pour le Luxembourg de rester prudent et de veiller à ce qu’il puisse conserver ses atouts, ses bases et la marge de manœuvre lui ayant permis de créer sa success story sur le plan économique. Et ce d’autant plus que certains des acquis du Grand-Duché d’aujourd’hui, dont notamment les composantes de son modèle social performant, ont en partie été structurellement conçus sur le fond de la réussite exceptionnelle qu’a connu notre pays durant la période inédite des « Vingt Splendides » (milieu des années 1980 à 2007), marquée par une croissance annuelle moyenne de 5,3%, soit plus du double de l’Union européenne des 15 (2,3%). En particulier, le régime général d’assurance pension, dont la situation financière et le financement constitueront, en l’absence du commencement à brève échéance d’un nouvel âge d’or économique, un véritable défi d’avenir qui nécessitera des réformes courageuses.
Des décisions structurelles urgentes à prendre
Cette perspective a par ailleurs été en partie révélée fin avril dans le bilan technique du régime général d’assurance pension. Si ce dernier se trouve à ce stade toujours dans une situation financière confortable, il n’en demeure pas moins que l’ensemble des scénarii montrent la même tendance : une évolution à la hausse plus dynamique des dépenses que des recettes, ce qui mettra sous pression l’équilibre à moyen terme. Un premier « événement critique » s’annonce ainsi en 2027 avec le dépassement du taux de cotisation global (l’équivalent de ce qu’on prélève sur la masse salariale des actifs) par la prime de répartition pure (l’équivalent, toujours exprimé par rapport à la masse salariale, de ce qui est versé aux bénéficiaires), c’est-à-dire une apparition de déficits hors revenus du patrimoine au niveau du régime général. Sous l’impact d’un coefficient de charge se situant à au moins 50% en 2030, ce qui équivaudrait à un rapport de 50 bénéficiaires de pensions sur 100 salariés affiliés cotisant au régime, la réserve du régime général – qui s’élève pourtant actuellement à non moins de 24 milliards d’euros – déclinerait en outre par la suite fortement avant de s’épuiser complètement à l’horizon 2045-2049. Il s’agit là de perspectives qui doivent interpeller dès à présent l’ensemble des parties prenantes du Grand-Duché en vue de mener un débat de fond sur l’équité intergénérationnelle, et cela d’autant plus que les travaux de l’Ageing Working Group – qui établissent les prévisions démographiques de référence au niveau de l’Union européenne – se basent sur une population de 785.000 résidents « seulement » en 2070 et un emploi qui augmenterait en moyenne de 0,6% par an. Par contre, la productivité augmenterait de quelque 1,2% par an sur la même période, tandis que la productivité apparente du travail a stagné de 2000 à 2019. Les hypothèses de départ semblent donc hasardeuses.
La compétitivité des entreprises en jeu
Les marges des entreprises ayant déjà été largement grevées par la crise sanitaire, elles le sont dorénavant par l’inflation, la hausse du coût des matières premières et de l’énergie, et la hausse du coût du travail. Leur rentabilité est donc mise à mal et les moyens dont elles disposent pour investir dans la double transition énergétique et digitale ne font que se réduire.
En outre, de futures régulations européennes risquent d’impacter la compétitivité des entreprises, en particulier les sociétés luxembourgeoises largement intégrées dans le commerce mondial, or à ce jour, cet impact est encore incertain.
Ce sont donc des défis à profusion qui se profilent pour les entreprises et les finances publiques luxembourgeoises : inflation, pénuries, transitions environnementales et digitales, régulation, soutenabilité du système de pension, etc., avec pour toile de fond la compétitivité des entreprises luxembourgeoises et l’attractivité du Luxembourg pour les entreprises, les investisseurs, les travailleurs et les consommateurs. Or, les crises climatiques, conjoncturelles, sanitaires, financières et géopolitiques se succèdent et mettent à nu les vulnérabilités de notre économie à taille réduite, largement ouverte sur l’extérieur, exposée aux aléas de l’offre et de la demande internationale et dépendant de l’attractivité des facteurs de production et du cadre légal et règlementaire dans lequel évoluent les entreprises. Ces crises successives ne facilitent ni les transitions nécessaires (digitales et environnementales, mais aussi celles au niveau de l’attractivité fiscale et de la capacité à attirer et à retenir les talents), ni la diversification de notre économie, des marchés où sont écoulés nos biens et services et de l’approvisionnement de nos ressources. Espérons que des mesures politiques courageuses et innovatrices et des collaborations publiques-privées approfondies pourront donner un coup d’accélérateur à ces transitions et à cette diversification continue requise. Il s’agit de consolider rapidement les atouts du pays (p.ex. les traditionnels chemins courts…) et d’éviter toute mesure nuisible à la compétitivité de notre économie (p. ex. une réduction généralisée du temps de travail…).