A année particulière, procédure budgétaire particulière. Comme tous les 5 ans, et ce en raison des élections législatives, du 8 octobre cette année, la Chambre des Députés a été saisie d’un budget de transition avec des « douzième provisoires »1. A quelques exceptions près, les crédits budgétaires provisoires pour les 4 premiers mois de 2024 correspondent aux 4/12e des crédits votés de 2023. Les dépenses nouvelles non incluses dans le budget voté pour l’année 2023 sont donc proscrites. Cette procédure peut donc être qualifiée de relativement mécanique. S’il ne fait donc pas beaucoup de sens à ce stade d’en tirer des conclusions budgétaires et financières, dans le contexte géopolitique et macroéconomique actuel, il est néanmoins opportun de rappeler que les finances publiques ne sont pas seulement un garant de la confiance envers l’économie et le moteur du développement des infrastructures, mais qu’elles font face à de nombreux défis et contrevents. Pour faire court : il est nécessaire d’agir sans attendre, sur le fond et sur la forme2.
Selon la récente note de travail du Comité économique et financier national (CEFN), adressée au Formateur, 2023 pourrait se terminer sur une récession de -0,8% du PIB, au mieux ! Une contraction inédite et inattendue en termes d’ampleur. Des signes d’essoufflement sont bien visibles depuis plusieurs mois, comme le montrent les récents Baromètres de l’Economie de la Chambre de Commerce, tant du premier que du second semestre 2023. Ce dernier témoigne d’un niveau d’inquiétude jamais atteint depuis le lancement de ce thermomètre de confiance des entreprises, Covid compris3. En 2024, le PIB pourrait enregistrer une croissance de seulement 1,5% alors que la politique monétaire devrait rester restrictive, encore durcie une bonne partie de l’année, et que la volatilité des marchés et de l’environnement géopolitique freine la propension à consommer des ménages et à investir des entreprises. Ainsi l’économie luxembourgeoise aura fait, tout au mieux, du « surplace » et la croissance aura été la grande absente pendant ces deux années, et ce malgré une évolution démographique toujours positive. Alors que c’est grâce à elle que l’avenir se prépare, que le modèle social se pérennise et que le triple A se défend.
Les finances publiques luxembourgeoises étant fortement corrélées à l’évolution macroéconomique, les impacts sur les soldes budgétaires seront importants. Le déficit public devrait atteindre, en 2023, 1,5 milliard d’euros (1,9% par rapport au PIB) et en 2024, 2,3 milliards d’euros, soit 2,7% du PIB, sans même la prise en compte d’une croissance économique qui pourrait encore être revue à la baisse.
En outre, le budget luxembourgeois est également fragilisé par la compétitivité et la rentabilité en berne de l’économie, la stagnation de la productivité, la non-sélectivité du modèle social, la non-soutenabilité du système des pensions et l’ampleur des investissements nécessaires à la gestion de la croissance.
Sur le fond, si la dernière législature peut se résumer par le mot « crises », c’est bien le court-termisme qui aura qualifié les politiques budgétaires des dernières années. Il s’agit donc de viser le long terme, en préparant le pays et la société aux défis du futur tout en contenant l’évolution de la dette publique.
Freiner les dépenses de personnel grâce à la simplification et la digitalisation
Les aides exceptionnelles pour protéger le tissu économique, soutenir les ménages et maintenir la cohésion sociale, louables et nécessaires dans des contextes de troubles socio-économiques et de grande incertitude, ont eu pour conséquence une hausse continue des dépenses de l’Etat. Par ailleurs, les dépenses de personnel ont connu une hausse de 8,3% en 2023 en raison de la prise en compte de l’évolution de l’échelle mobile des salaires (+4,9%) et d’autres facteurs comme l’avancement de carrière (+3,4%). Ces dépenses courantes, rigides et difficilement réversibles, vont donc conserver leur rythme de progression élevé en 2024. Cette perspective est d’autant plus problématique que les recrutements dans le secteur public ne cessent de croître, et sont plus dynamiques que la croissance démographique et l’évolution de l’emploi dans le secteur marchand. Dans ce contexte budgétaire, la vraie digitalisation des procédures administratives, revendiquée par la Chambre de Commerce depuis de nombreuses années, apparaît plus urgente que jamais. D’abord parce qu’elle répondrait à la soif de simplification exprimée par les entreprises comme par les particuliers, mais aussi parce qu’elle générerait des gains de productivité et d’efficacité dans l’action publique susceptibles de freiner cette inflation de recrutements et de dépenses. Il faut par ailleurs défricher par la « jungle administrative » et les redondances auxquelles sont souvent confrontés les administrés et qui rend les politiques publiques plus chères sans en augmenter l’efficience.
Les recettes ne suivant pas le même rythme à la hausse que les dépenses, cet effet ciseau induit que les déficits s’accumulent, avec à la clé une envolée de la dette publique qui s’approche dangereusement du plafond, certes purement luxembourgeois, des 30%. Selon la note du CEFN, c’est en 2026 que ce dernier serait dépassé, pour atteindre 32,4% du PIB en 2027.
Pour des finances publiques plus résilientes
Le prochain gouvernement doit donc urgemment se concentrer sur l’établissement d’une norme de progression réelle des dépenses publiques pour mieux contenir leur élan et stabiliser la dette publique (dont la progression pourrait à terme menacer le triple A luxembourgeois, d’autant plus en cas d’absence de mesures structurelles au niveau des dépenses liées au vieillissement), tout en définissant des politiques budgétaires de long terme pour préparer l’avenir. Il s’agit de se redonner des marges de manœuvre indispensables pour affronter d’éventuels nouveaux chocs dans le futur et pour continuer à accompagner efficacement la double transition écologique et digitale.
Suite à une meilleure maîtrise des dépenses courantes, le doublement de la dotation annuelle minimale au Fonds souverain intergénérationnel pourrait utilement participer à ce dernier objectif. Les versements annuels actuels sont largement insuffisants pour que cet instrument puisse jouer son rôle de stabilisateur des finances publiques et qu’il puisse bénéficier aux générations futures si la prospérité du Luxembourg devait s’affaiblir (ou même stagner). Ils sont d’un montant très faible au regard de la vulnérabilité des recettes publiques, notamment les accises sur le carburant et le tabac, ou encore la taxe d’abonnement.
Par ailleurs, les déséquilibres des différents régimes de sécurité sociale devront rapidement être considérés, tout comme la mise en œuvre d’une réforme fiscale globale. Incontournables, ces deux thématiques n’ont pas encore fait l’objet d’une attention à la hauteur des enjeux, en matière de finances publiques directement, mais également d’attractivité et de compétitivité du Luxembourg en général. Selon le bilan technique du régime général d’assurance pension publié par l’IGSS en avril 2022, les dépenses du régime général de pension passerait, dans le scénario de référence de cette projection, de 7,6% du PIB en 2020 à 12,4% du PIB en 2050. Ainsi, la réserve de compensation du régime général de pension, qui se monte à quelque 36% du PIB au 31 décembre 2021, serait asséchée vers 2047. Dès 2027, le système basculera puisque les prestations excéderont les cotisations. Et les évolutions du côté de l’assurance maladie-maternité ne sont guère plus encourageantes, même si les chiffres à court terme sont positifs car dopés par le mécanisme de l’indexation.
« Peut mieux faire »
Sur la forme des documents budgétaires, et de l’architecture budgétaire en général, c’est une note de « peut mieux faire » que pourrait se voir attribuer le Luxembourg. Certes, des avancées sont à saluer (budget pluriannuel adopté sur le tard par le Luxembourg, ventilation des investissements publics par domaines thématiques, etc.), mais le budget est encore loin d’être l’outil d’orientation et d’évaluation de politiques publiques qu’il devrait être. Le nouveau Gouvernement devra donc se donner les moyens de mieux piloter les finances publiques avec une nouvelle architecture budgétaire, qui se baserait sur le triptyque « missions-programmes-actions » et qui inclurait des indicateurs de performance afin d’évaluer systématiquement l’efficacité des dépenses engagées et le potentiel et l’opportunité de la modification ou de l’optimisation de certaines sources de recettes.
Les chantiers ne manquent pas pour le prochain Gouvernement, lequel devra, par des actions, rapides, cohérentes et ambitieuses, viser à restaurer la résilience des finances publiques et à conserver le triple A, indispensable à la pérennité du modèle économique, social et budgétaire du pays. La compétitivité des entreprises pourra en devenir un puissant moteur.
[1] La Chambre des députés n’a pas pu être saisie du projet de budget pour l’année suivante, en l’occurrence 2024. En raison des principes d’annualité et d’antériorité, l’autorisation budgétaire du Parlement, qui a une portée limitée dans le temps, doit être renouvelée tous les ans, et le budget doit être voté avant le début de l’exercice auquel il se rapporte. De plus, une obligation européenne prévoit l’adoption des budgets nationaux au plus tard le 31 décembre. Pour l’ensemble de ces raisons, attendre la nomination d’un nouveau Gouvernement n’est donc pas une option. Ainsi, la loi modifiée du 12 juillet 2014 relative à la coordination et à la gouvernance des finances publiques a introduit une procédure d’exception, les « douzièmes provisoires ».
[2] Cela a pu être rappelé dans le livret n°6 intitulé « Garantir des finances publiques, des pensions et une protection sociale soutenables pour toutes les générations », publié en amont des élections législatives.
[3] Pour la première fois depuis la crise sanitaire, le score du Baromètre de l’Economie, repasse sous la barre symbolique des 50 sur 100 et chute à à 48,9 sur 100. Cette nette dégradation du climat des affaires se lit sur la quasi-totalité des indicateurs conjoncturels.