Compétitivité européenne: un “défi existentiel” 

« Un défi existentiel ». C’est ainsi que Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne de 2011 à 2019 et président du Conseil des ministres en Italie de 2021 à 2022, a qualifié ce qui attend l’Europe, en présentant son rapport sur le futur de la compétitivité européenne1, le 9 septembre dernier. Il n’est pas le premier à alerter sur les risques liés à la trajectoire économique récente de l’Union européenne. Mais de par son statut, son expérience, son expertise et la qualité du travail d’analyse qu’il vient de fournir, ses mots résonnent avec une intensité particulière. « Existentiel ». J’invite chacun d’entre nous à prendre conscience de la portée de cet adjectif. Ce n’est pas l’Europe en tant qu’entité géographique qui est menacée. Mais c’est bien son modèle social, politique, peut-être même civilisationnel, avec ses valeurs de liberté, de paix, de démocratie, d’égalité. En ce sens, le rapport Draghi appelle à une conclusion claire : la qualité de vie de nos enfants, demain, dépend de notre capacité à restaurer la compétitivité européenne aujourd’hui. Rien de moins. 

Un problème majeur : la productivité

Ce qu’il faut retenir de ce rapport, c’est d’abord la lucidité avec laquelle il analyse la situation économique européenne et son évolution récente. Les faits sont incontestables : depuis le début du XXIe siècle, l’Europe subit une stagnation de sa croissance économique. Et elle a perdu du terrain sur ses concurrents internationaux. A prix constants, l’écart de PIB entre l’Union européenne et les Etats-Unis est passé de -17% en 2002 à -30% en 2023[1]. Principale cause de ce décrochage : le creusement de l’écart de productivité entre les deux puissances. La productivité a contribué, en 2023, à hauteur de 72% à l’écart observé en termes de PIB par habitant entre les deux puissances, contre 28% pour le travail[2]. Mario Draghi livre une analyse précise sur cet écart. La cause de cette divergence de productivité, amorcée au milieu des années 90, c’est l’échec de l’Europe à capitaliser sur la révolution digitale amenée par Internet (hors secteur technologique, l’Europe est d’ailleurs plus productive que les Etats-Unis). Echec qui se caractérise à la fois par l’incapacité à faire émerger des leaders dans ces technologies (sur les 50 plus grandes entreprises technologiques mondiales, seulement quatre sont européennes), mais aussi par la difficulté à diffuser ces innovations dans l’économie. Cette « panne de productivité » qui plombe la croissance, que nous ressentons pleinement au Luxembourg, pourrait s’aggraver. Alors qu’une nouvelle révolution digitale s’amorce avec l’avènement de l’intelligence artificielle, on peut imaginer avec angoisse les conséquences que celle-ci pourrait avoir si les mêmes conditions devaient aboutir à un nouveau creusement de l’écart de productivité entre les deux continents…

Et si Mario Draghi nous pousse à agir avec autant de vigueur, c’est parce qu’il démontre que tout se joue aujourd’hui. En effet, l’Union européenne entre dans une période inédite de son histoire récente où la population en âge de travailler a commencé à décroître. D’ici 2040, elle devrait perdre près de deux millions de travailleurs chaque année[3]. Sans une augmentation significative de la productivité, le PIB européen risque de stagner, voire de reculer, tandis que les besoins d’investissements, comme les dépenses sociales induites par ce vieillissement de la population, à l’inverse, continueront de croître.

Alors que faire ? Mario Draghi formule un certain nombre de propositions, qu’il classe en trois axes qui doivent devenir des priorités politiques : « combler l’écart d’innovation », « associer décarbonation et compétitivité » et enfin « améliorer la sécurité et réduire les dépendances ».

L’innovation, enjeu crucial

Le premier domaine d’action est donc celui de l’innovation. Il représente un enjeu absolument crucial. En 2021, les entreprises européennes ont investi 270 milliards d’euros de moins que leurs homologues américaines dans la recherche et l’innovation[4]. Alors que les secteurs clés de l’automobile et de la pharmacie dominent encore les investissements de notre « vieille Europe », outre-Atlantique, les technologies de rupture sont au cœur des priorités. On parle ici du digital et du spatial notamment. L’Europe dispose pourtant d’instituts universitaires et de recherche de pointe. Mais le rapport souligne les faiblesses européennes en matière de transfert de technologie, c’est-à-dire la capacité à commercialiser les innovations académiques.

Pour sortir de cette impasse, Mario Draghi confirme ce que la Chambre de Commerce et d’autres acteurs économiques répètent depuis des années : l’Europe doit réduire les obstacles réglementaires qui freinent l’innovation et rendre son marché plus attractif pour les entrepreneurs et investisseurs. Il est navrant de constater que sur les 147 « licornes » fondées en Europe entre 2008 et 2021, 40 d’entre elles ont délocalisé leur siège hors d’Europe, majoritairement aux Etats-Unis[5]. Comme l’avait fait avant lui son compatriote Enrico Letta[6], l’ancien président de la Banque centrale européenne plaide notamment pour l’achèvement du marché unique, encore beaucoup trop imparfait, afin d’offrir à nos start-ups un marché suffisamment grand pour pouvoir croître rapidement. Au Luxembourg, alors que les jeunes entreprises doivent s’internationaliser très rapidement pour croître, nous combattons depuis longtemps les obstacles qui empêchent les sociétés européennes de tirer pleinement parti du marché unique et plaidons pour une nécessaire simplification des procédures. Le marché unique des capitaux devra également être consolidé, afin de permettre notamment aux start-ups d’accéder plus facilement aux financements dont elles ont besoin pour innover et grandir. Toutefois, nous ne pouvons pas soutenir la proposition visant à transformer l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) en organisme de régulation unique des marchés financiers européens. Il s’agit là d’une fausse bonne idée, car cette nécessaire mission de régulation doit être exercée au plus près des marchés, en parfaite connaissance des règlementations nationales. Une collaboration plus étroite entre l’AEMF et les régulateurs nationaux constituerait une meilleure réponse à la fragmentation des marchés financiers. Mario Draghi évoque enfin la nécessité de réviser les régulations européennes en matière de concurrence. Sur ce point, il pose implicitement une question simple : pourquoi imposer à nos entreprises des règles contraignantes auxquelles leurs challengers mondiaux ne sont pas exposés ?

Les objectifs climatiques au service de la compétitivité

Le deuxième axe stratégique est la décarbonation. Mario Draghi défend une méthode qui n’aurait jamais dû cesser d’être une évidence : la lutte contre le changement climatique est essentielle, mais elle doit être alignée avec les impératifs de compétitivité. Il ne s’agit pas d’opposer les deux objectifs mais bien de les faire converger. Ainsi, le rapport insiste sur les opportunités économiques qui accompagnent la transition énergétique. Ceci alors que l’Europe dispose encore d’une avance technologique dans ce domaine, notamment concernant l’éolien ou l’hydrogène. Mais cette avance est fragile, comme l’illustre la perte de leadership rapide qu’a subi l’Europe dans le domaine des voitures électriques. Sous l’effet d’ambitions climatiques non coordonnées avec des politiques industrielles, l’Europe a vu la part de marché des constructeurs du continent passer de 80% à 60% sur son sol de 2015 à 2023. Dans le même temps, la part de marché des véhicules électriques chinois est passée de 5% à 15%[7], ceci ayant largement contribué à la dégradation spectaculaire de la balance commerciale de l’Union avec la Chine (-214 milliards d’euros entre 2020 et 2022[8]). Notre ambition environnementale doit donc être confortée par l’élaboration d’une véritable politique industrielle commune. Celle-ci devra garantir que les bénéfices de la décarbonation soient partagés par l’ensemble de la société, en abaissant les coûts énergétiques pour les ménages et les entreprises. Une revendication que nous portons depuis longtemps au Luxembourg.

Les entreprises européennes sont en effet lourdement pénalisées par des prix de l’énergie beaucoup plus élevés que ceux des États-Unis, ce qui réduit leur rentabilité, et donc leur capacité à investir et à innover. Selon Mario Draghi, la faible disponibilité des ressources naturelles en Europe n’est pas la seule cause de ce désavantage compétitif. Il met également en lumière les lacunes des marchés de l’énergie européen et plaide pour des réformes ambitieuses et urgentes.

Retrouver une autonomie stratégique

Enfin, troisième axe : Mario Draghi estime que l’Europe doit renforcer sa sécurité et réduire ses dépendances stratégiques. L’Union européenne a longtemps bénéficié d’un environnement économique et géopolitique relativement stable. Le commerce mondial prospérait et les dépenses en matière de défense restaient limitées grâce à la protection assurée par les États-Unis. Cette ère est révolue. En quelques années, le monde a changé. Et l’Europe n’a pas changé assez vite. La pandémie de COVID-19, la guerre entre la Russie et l’Ukraine et aujourd’hui le retour du protectionnisme ont révélé les vulnérabilités de l’Europe face aux chocs externes. L’Europe dépend de quelques fournisseurs, notamment pour un certain nombre de matériaux et produits vitaux. Certes, Mario Draghi précise que ces dépendances sont souvent réciproques, arguant du fait, par exemple, que le marché européen est indispensable à la Chine pour garantir la pérennité de son système industriel en surcapacité. Mais la réduction de ces dépendances n’en reste pas moins essentielle pour garantir l’autonomie stratégique de l’Europe. Cela passe par la diversification des chaînes d’approvisionnement et le renforcement des partenariats industriels. L’auteur italien plaide donc pour le développement d’une véritable « politique étrangère économique », dont la vocation serait de sécuriser les approvisionnements nécessaires au fonctionnement et au développement de l’économie européenne. Une proposition parfaitement en phase avec l’« agenda commercial » que nous appelions de nos vœux au moment des élections européennes.

Enfin, dans ce monde en plein changement, Mario Draghi s’est aussi penché sur les dépenses de défense des pays de l’Union. Pour gagner en autonomie stratégique, l’Union européenne doit impérativement reconstituer ses capacités industrielles de défense. L’enjeu est de taille : entre juin 2022 et juin 2023, les pays de l’Union européenne ont dépensé 75 milliards d’euros dont 63% aux Etats-Unis et 78% hors d’Europe. Selon la Commission européenne, un investissement additionnel de 500 milliards d’euros dans l’effort de défense sera nécessaire dans la prochaine décennie. Le Luxembourg y apportera une contribution importante puisque ses dépenses de défense sont amenées à doubler dans les six prochaines années. Il est primordial que les entreprises européennes soient en mesure de répondre aux besoins en matière d’équipements, de services et d’innovations des pays membres, aussi bien dans les domaines terre-mer-air que dans le cyber ou l’espace. Dans le spatial, un domaine dans lequel l’Europe avait développé une industrie de pointe, Mario Draghi constate d’ailleurs que l’Union est en train de perdre du terrain. Il s’agit là d’un sujet que nous devons surveiller de très près, en particulier au Luxembourg, où l’espace est au cœur de la stratégie de diversification économique du pays.

Outrepasser les obstacles

Pour relever ces défis, l’ancien président de la BCE estime que l’Union doit avancer sur deux fronts : la gouvernance et l’investissement. Côté gouvernance, il suggère de créer un cadre de coordination de la politique de compétitivité, mais aussi de se doter d’une méthodologie pour (enfin !) combattre le fardeau de la surrégulation. Il propose pour cela que soit nommé un vice-président de la commission en charge de la simplification. Le défi est encore plus grand sur le front des investissements. Selon l’auteur du rapport, les besoins pour créer un cadre propice à la restauration de la compétitivité de l’Europe sont colossaux. Ils représentent un effort additionnel de 750 à 800 milliards par an, soit 4,4 à 4,7% du PIB de 2023. À titre de comparaison, le Plan Marshall, qui a permis la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, ne représentait que 1 à 2% du PIB par an.

Reste à savoir comment financer ces indispensables investissements. Parmi les pistes évoquées par Mario Draghi, il y a un nouvel emprunt commun, à la manière de ce qui avait été fait pour financer le plan Next Generation EU. Certains États membres, comme l’Allemagne, ont déjà exprimé leur opposition. Il est compréhensible que les pays ayant su faire preuve d’une bonne gestion budgétaire soient peu enclins à emprunter solidairement avec d’autres pays membres moins rigoureux. Mais il est impératif que ce point de blocage ne nous fasse pas dévier du cap fixé par le rapport Draghi. Il est impératif que les Vingt-Sept outrepassent les obstacles politiques et financiers pour remettre enfin la compétitivité au cœur du projet européen. Il est impératif d’enclencher un nouvel élan productif pour donner un avenir à notre économie et ainsi assurer la pérennité de notre modèle social et sociétal. Il appartient désormais aux dirigeants européens d’être à la hauteur de ce « défi existentiel ».


[1] Source : OCDE.

[2] Source : AMECO.

[3] Source : United Nations World Population Prospects, 2022.

[4] Source : Banque européenne d’investissement

[5] Testa, G., Compano, R., Correia, A. and Rückert, E., ‘In search of EU unicorns: What do we know about them’, EUR 30978 EN, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2022.

[6] Rapport « Much more than a market”, avril 2024, https://www.consilium.europa.eu/media/ny3j24sm/much-more-than-a-market-report-by-enrico-letta.pdf

[7] Source : Agence internationale de l’énergie.

[8] Source : Eurostat.

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