Crise. Depuis 2020, on prononce ce mot tous les jours. Crise sanitaire, crise géopolitique, crise sur les chaines d’approvisionnement, crise énergétique, crise inflationniste, crise du logement… Nous avons traversé tellement de crises interconnectées que le terme de « polycrise » a été évoqué. Une crise, par définition, c’est un événement ponctuel, avec un début et une fin. Sommes-nous encore réellement dans cette situation ? Et si nous admettions que désormais, nous n’avons plus à affronter une simple crise temporaire, mais des instabilités multiples qui semblent s’ancrer durablement sur plusieurs fronts ? Historiquement, des crises et instabilités se succédaient déjà auparavant, mais désormais leurs effets et impacts collatéraux sont de plus en plus interconnectés et visibles à une échelle plus vaste, voire globale.
Sur le front géopolitique, tout d’abord. En février, cela fera trois ans que la Russie a lancé son agression militaire en Ukraine, provoquant un drame humain et des conséquences économiques majeures en Europe et dans le monde. Non seulement le conflit s’éternise, mais il a aussi bouleversé les rapports de force. L’envoi de soldats nord-coréens sur le front russo-ukrainien est un exemple. De nouvelles alliances géopolitiques émergent, de nouveaux intérêts apparaissent. D’autres zones de tensions géopolitiques constituent des vecteurs de déstabilisation : le conflit israélo palestinien, la situation en Syrie, les tensions en la Mer de Chine ou encore des drames humains suite aux flux migratoires.
Sur le front démographique, ensuite. Sous l’effet de l’allongement de l’espérance de vie et de l’effondrement de la natalité, certaines régions du monde vieillissent. Ce phénomène, nous le connaissons bien en Europe. En 2100, la population en âge de travailler (15-64 ans) ne représentera plus que 54,8% de la population totale, contre 64,1% en 2021. Mais le vieillissement est encore plus rapide et spectaculaire en Chine. Dans « l’usine du monde », la population âgée de 25 à 64 ans devrait passer de 800 millions d’individus en 2025 à moins de 300 millions en 2100. Pendant ce temps, le continent africain, lui, connaîtra une véritable explosion démographique, passant de 1,5 milliard à 3,8 milliards[1] de personnes. Ces dynamiques, porteuses d’instabilités futures, nous invitent à repenser nos modèles de production, nos mécanismes sociaux, la nature de nos échanges internationaux et nos politiques migratoires et d’intégration.
Sur le front environnemental, évidemment. Le changement climatique produit chaque année de nouvelles catastrophes, entraînant des migrations, des crises humanitaires, et générant de nouvelles inégalités sociales ainsi que des tensions sur les ressources naturelles. Pourtant, la coopération politique internationale et la coordination des mesures pour limiter nos émissions de CO2 et ainsi freiner le réchauffement planétaire, semblent bien vulnérables et les efforts afférents sont mal répartis à l’échelle globale. A ce titre, le retour au pouvoir de Donald Trump, qui avait déjà dénoncé l’Accord de Paris en 2017, n’est pas porteur d’espoir d’amélioration. Quant à l’énergie, ressource indispensable pour le développement de son industrie, l’Europe est particulièrement mal engagée au niveau de l’accès à l’énergie à un prix compétitif, positionnant les entreprises (mais également les citoyens) du vieux continent dans une situation délicate.
Sur le front économique et financier, bien sûr. Le commerce mondial en a été bouleversé et considérablement ralenti avec un découplage entre le PIB mondial et le volume des échanges commerciaux observé depuis 2022. Les marchés financiers semblent avoir « intégré » ces instabilités depuis le choc de la crise sanitaire. Les Etats-Unis profitent de l’euphorie spéculative des marchés financiers devant les perspectives de croissance du secteur de la Tech[2]. Reste à voir comment les annonces du futur président Trump en matière de nouveaux tarifs douaniers impacteront le commerce international. L’Europe subit de plein fouet la perte de compétitivité de son industrie (liée, entre autres, à un retard en matière d’innovation et aux choix politiques erronés en matière de production énergétique). La Chine laisse apparaître des signes de doute par rapport à la viabilité de son modèle de croissance, en raison notamment de ses surcapacités de production et du nombre élevé d’entreprises déficitaires ou non rentables dans le secteur industriel (28% des entreprises en 2023[3]).
Les turbulences politiques menacent l’Europe
Dans ce contexte d’instabilité et de complexité, les populismes prospèrent et gagnent du terrain partout dans le monde. S’y ajoutent les crises politiques qui frappent la France et l’Allemagne. Alors que l’Europe a besoin d’une relance politique, économique et en matière d’énergie ambitieuse, ces situations de blocage l’affaiblissent considérablement au pire moment : la croissance de la zone euro ne devrait pas dépasser les 0,8% en 2024 et 1,3% en 2025 selon le FMI, bien loin des niveaux anticipés aux Etats-Unis (2,8% en 2024 et 2,2% en 2025). Quand le sol tremble et que l’instabilité règne, il faut avancer en fixant une ligne d’horizon. A l’échelle européenne, cette ligne est claire : c’est la restauration de la compétitivité qui est le vecteur principal des rapports Draghi et Letta.
A l’échelle nationale, l’action du Gouvernement doit s’inscrire dans cette dynamique, car nos performances économiques et notre position dans les classements internationaux sur la compétitivité et en termes de rentabilité et de productivité sont décevantes. Le STATEC estime désormais que la croissance du PIB luxembourgeois devrait se limiter à 0,5% en 2024, bien en-dessous de sa précédente estimation qui était de 1,5%. Le STATEC a également revu à la baisse sa prévision de croissance pour 2025 de 2,7% à 2,5%. Cette croissance plus faible qu’attendue aura inévitablement des conséquences sur l’emploi, les finances publiques et les soldes de la Sécurité sociale. Un certain nombre d’orientations positives ont déjà été prises par le Gouvernement pour relancer l’économie et redresser notre compétitivité et il est primordial de poursuivre dans cette direction, avec une cadence accélérée en 2025.
Renforcer nos capacités de transformation
L’enjeu ? Nous protéger face aux menaces que représentent un environnement marqué par toutes sortes d’instabilités. Dans ce contexte, il faut renforcer notre modèle d’affaires et accélérer la diversification économique pour soutenir cet effort de résilience.
Premièrement, par un soutien continu à l’innovation, qui peut renforcer nos capacités de transformation en tant que principal vecteur de productivité et de rentabilité pour nos entreprises. En effet, comme nous l’a enseigné Schumpeter, « le développement économique ne se fait pas par accumulation de capital, mais par l’innovation ». Ce soutien est d’autant plus crucial à l’heure où il nous faut réussir l’implémentation de l’intelligence artificielle (IA) dans notre économie. L’IA constitue en effet une immense opportunité de diversification économique, au même titre que la défense, en cohérence avec nos engagements vis-à-vis de l’OTAN.
Deuxièmement, par le déploiement de la simplification administrative. L’activité de nos entreprises est encore entravée par des lourdeurs bureaucratiques qui pèsent sur les coûts et la capacité à investir et à recruter. La Chambre de Commerce a lancé une large consultation sur le terrain, au plus proche des entreprises, qui aboutira à des propositions très concrètes qui seront remises au Gouvernement en 2025. Espérons que les premières annonces de la nouvelle Commission européenne de réguler moins et mieux seront suivies d’actions de simplification concrètes en faveur des citoyens et des entreprises européens.
Troisièmement, par la soutenabilité de sa croissance, en restant attractif pour les frontaliers et en développant de nouvelles stratégies d’attraction d’une main-d’œuvre venant de pays européens et d’autres régions également. Pour cela, il faudra construire davantage de logements et améliorer les infrastructures de mobilité qui connectent le Luxembourg avec les territoires de son aire métropolitaine transfrontalière. La stagnation, voire la régression, du nombre de travailleurs frontaliers belges (+0,22% sur un an au 2e trimestre 2024[4]) et allemands (-0,04%) doit nous alerter et nous inciter à agir.
Fiabilité et agilité : sources de confiance et d’attrait du Grand-Duché
Dans l’environnement incertain actuel, le Luxembourg peut se prévaloir d’une stabilité politique qui confère une certaine prévisibilité aux acteurs socio-économiques. Par ailleurs, l’écosystème entrepreneurial et financier se caractérise par une relative fiabilité et agilité au niveau international, ce qui confère un atout au pays par rapport aux voisins directs.
Seuls neuf pays au monde bénéficient encore de la note maximale de la part des trois principales agences de notation (Moody’s, S&P et Fitch). C’est un cercle de plus en plus fermé au sein duquel le Grand-Duché doit conserver sa place. Les orientations budgétaires du Gouvernement y contribueront à court terme. Mais sur le long terme, sans réformes et en l’absence de transformations efficaces, la trajectoire de nos dépenses sociales deviendra clairement insoutenable et compromettra la confiance des investisseurs. Le Gouvernement a engagé une concertation sur l’avenir de notre système de pensions. Sur ce point, comme sur d’autres, il est indispensable de prendre des décisions ambitieuses et courageuses.
Dans ce monde d’instabilités et fort de certains facteurs d’attrait, notre pays doit transformer les nombreux défis en opportunités. Les deux dernières éditions du Baromètre de l’Economie de la Chambre de Commerce montrent une remontée prudente de la confiance des chefs d’entreprises en l’avenir de l’économie luxembourgeoise. Cette confiance, qui était tombée à 64% au second semestre 2023, est désormais remontée à 69%. C’est une bonne nouvelle – toutefois à confirmer – pour notre économie tournée vers l’extérieur et dépendante des échanges internationaux. Car comme l’a écrit Goethe, « si vous avez confiance en vous-même, vous inspirez confiance aux autres. »
[1] Source : ONU.
[2] Les « magnificent Seven » (Microsoft, Nvidia, Google, Meta, Amazon, Apple et Tesla) représentent plus de 30% de la valeur totale du S&P500.
[3] Source : National Bureau of Statistics of China.
[4] Source : STATEC.