Le débat sur une éventuelle réduction du temps de travail est récemment revenu sur le devant de la scène. Il convient de préciser les termes de ce débat, alors que l’économie luxembourgeoise se caractérise notamment par une surchauffe sur le marché de l’emploi où les entreprises peinent à trouver la main-d’œuvre qualifiée requise, de sorte que le phénomène de l’emploi frontalier et immigré s’est développé de manière quasiment exponentielle.
Nous devons distinguer la réduction « dirigiste » du temps de travail d’une part et d’autre part des aménagements spécifiques du temps de travail. De nombreux travailleurs ne sont d’ailleurs pas soumis actuellement à la « norme » des 40 heures. On songera notamment aux nombreux salariés à temps partiel ou encore à nos indépendants, dont les heures « ne sont pas comptées… ». Une évolution « naturelle » ou décentralisée du temps de travail, résultant d’accords entre salariés et entrepreneurs au niveau de chaque entreprise, donc au plus proche du terrain, est tout à fait concevable. La digitalisation devrait d’ailleurs accentuer la tendance à la fluidité du temps de travail. Cette (r)évolution technologique devrait avoir des retombées profondément différentes en fonction des métiers ou secteurs, de sorte que le « one size fits all » devrait être remis radicalement en question (« one size fits none ») au profit de modalités d’organisation plus souples, plus décentralisées. Par ailleurs, on entend souvent dire que la moitié (voire plus) des métiers qu’exerceront les jeunes demain n’existe pas encore aujourd’hui. Alors, comment organiser dans l’immédiat et de façon « top-down » ces emplois qui naîtront de façon « bottom-up » à l’avenir ?
De manière plus générale, une réduction du temps de travail conçue de manière homogène et imposée d’en haut serait la négation même de la souplesse requise dans l’organisation du travail. Ne nous y trompons pas : ramener arbitrairement la « norme » des 40 heures à 39, 38 ou 37 heures, ou pire encore à 35 heures à l’instar de la situation prévalant chez nos voisins français, constituerait pour nos entreprises un choc déstabilisateur – en particulier pour les plus petites d’entre elles (qui représentent toutefois 88% de toutes les entreprises luxembourgeoises). Alors qu’elles sont actuellement assaillies par maintes turbulences (incertitudes politiques aux Etats-Unis et en Europe, tensions géopolitiques, volatilité des cours de change et des prix de l’énergie, etc.). Alors que les revenus nets ont littéralement flambé en janvier 2017 (réforme fiscale, tranche d’indexation, ajustement des pensions et du salaire social minimum, etc.).
Une telle « camisole de force » serait catastrophique à de nombreux égards.
Le « six-choc » : choc de coût, pouvoir d’achat en berne, besoins accrus de main-d’œuvre étrangère, pénurie d’emplois qualifiés, coût budgétaire et difficultés organisationnelles
La réduction généralisée du temps de travail constituerait tout d’abord un choc de coûts. Un simple exemple, purement illustratif, permet de le comprendre. Si le temps de travail « normal » passait de 40 à 38 heures avec maintien intégral du salaire brut mensuel, le salaire brut horaire augmenterait pour l’entreprise concernée de quelque 5,3%, ce qui comporterait une substantielle perte de compétitivité qui viendrait s’ajouter à l’important dérapage cumulé déjà observé par rapport à nos principaux partenaires commerciaux depuis l’avènement de l’euro.
Une telle flambée des coûts salariaux ne pourraient être évitée qu’en diminuant proportionnellement le salaire brut mensuel, donc le pouvoir d’achat, qui déclinerait de ce fait de 5% environ, affectant surtout les revenus modestes ou ceux faisant face à des loyers ou remboursements hypothécaires importants. Chacun d’entre eux « bénéficierait » en théorie de 2 heures de loisir additionnelles, mais un loisir le cas échéant difficile à meubler faute du pouvoir d’achat correspondant. Ou alternativement un « loisir » consistant à travailler dans l’économie souterraine pour compenser l’amputation du salaire mensuel « officiel »… Ce sacrifice de 5% des travailleurs ne s’accompagnerait même pas d’une amélioration de la compétitivité : le coup d’épée dans l’eau par excellence, en somme.
D’aucuns vont affirmer que ce raisonnement est trop statique et qu’il ignore les créations d’emplois et la diminution corrélative du chômage accompagnant une réduction du temps de travail. Cependant, au Luxembourg ces emplois éventuellement créés seraient majoritairement occupés par des frontaliers ou des nouveaux migrants plus que par des chômeurs résidents, le sous-emploi résident étant dans une large mesure le reflet d’un manque de qualifications et, plus généralement, d’un phénomène d’enlisement involontaire dans le chômage (érosion des aptitudes professionnelle, etc.). Ce sous-emploi serait au demeurant renforcé en l’absence d’une réduction des salaires proportionnelle à celle du temps de travail, car le nouveau salaire horaire (accru) de nombreux travailleurs peu qualifiés dépasserait leur niveau de productivité horaire, les précipitant ainsi dans une sorte de « piège du chômage ».
Je constate par ailleurs qu’en France, les 35 heures n’ont pas précisément débouché sur le plein-emploi… En 2016, la France se caractérisait selon Eurostat par un taux de chômage plus élevé que dans l’ensemble de l’Union européenne (UE) à raison de 1,3 point de pourcentage (10,0% en France contre 8,7% pour l’UE). En 2000, soit l’année d’introduction des 35 heures, la France présentait au contraire un taux de chômage inférieur à celui de l’UE (8,6%, contre 8,9% pour l’Union européenne). En d’autres termes, de 2000 à 2016 et malgré (ou à cause de ?) la réduction du temps de travail, le chômage a augmenté sensiblement dans l’Hexagone, alors qu’il se tassait légèrement dans l’ensemble de l’Union européenne. Par rapport à des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou la Suède, la France ne se distingue pas mieux en termes de « qualité des emplois » (niveau de sécurité des contrats, formation, conciliation à la vie familiale et professionnelle et conditions de travail, notamment[1]). La réduction « d’en haut » du temps de travail en France a donc produit des résultats pour le moins mitigés, tant en termes quantitatifs (chômage) que du point de vue des conditions de travail.
La main-d’œuvre nationale et étrangère est par ailleurs loin d’être un « matériau » désincarné, une sorte de « réservoir » d’individus interchangeables dans lequel on pourrait puiser sans limites pour compenser les heures perdues à cause de la réduction généralisée du temps de travail. La main-d’œuvre qualifiée est un facteur de production à part entière, dont le processus de production ne peut se passer – et ce sera sans doute plus vrai encore dans le sillage de la « révolution numérique ». De nombreux secteurs font déjà face actuellement à de graves pénuries en la matière, qui seraient naturellement aggravées (en termes d’heures disponibles) par une réduction arbitraire du temps de travail. Ce « goulet d’étranglement » pénaliserait la croissance économique. Une réduction arbitraire du temps de travail réduirait par définition le nombre d’heures qualifiées disponibles, sans que l’emploi qualifié puisse augmenter en conséquence en raison de la pénurie des profils (de plus en plus pointus) requis. Il en résulterait un recul du potentiel de production, une désorganisation de nos entreprises (les PME surtout) et de nos services publics. Le surmenage du personnel hospitalier français suite à l’instauration des 35 heures illustre clairement ce phénomène.
En outre, qui dit nombre accru de frontaliers et de travailleurs étrangers au Luxembourg suite à une hypothétique réduction généralisée du temps de travail dit nécessité d’infrastructures additionnelles de transport, d’éducation et de crèches, de logement, etc. Avec à la clef des dépenses accrues, encore gonflées par des coûts salariaux horaires vraisemblablement plus élevés dans le secteur public. Cette facture budgétaire n’est jamais prise en compte par les partisans de la réduction du temps de travail. Dans une optique d’équité, de remise à l’emploi et de compétitivité, il serait sans doute plus intelligent de consacrer une partie de ces moyens budgétaires à des mesures plus sélectives et orientés vers les « petits revenus », par exemple une diminution ciblée des cotisations sociales. Ce serait plus efficace qu’une quelconque réduction autoritaire du temps de travail, qui s’apparente à l’utilisation d’un bazooka pour tuer un moustique.
Se poseraient enfin de nombreux problème d’accompagnement pratique de la réduction du temps de travail, avec un risque de désorganisation de l’activité, tant dans le secteur public qu’au sein des entreprises. Un effet de seuil pourrait d’ailleurs affecter gravement les petites sociétés. Par exemple, une entreprise comptant 10 employés ne peut aisément embaucher une personne supplémentaire en cas de réduction de 40 à 38 heures du temps de travail – même dans le cas le plus favorable où les salaires mensuels seraient réduits proportionnellement à la durée du travail. Cette PME ferait en effet face avec 11 salariés à une brusque augmentation de sa masse salariale, de quelque 4,5%. Ne pouvant se permettre une telle flambée de sa masse salariale, la PME en question resterait dans les faits « coincée » avec un effectif (inchangé) de 10 personnes, soit un emploi de 5% inférieur en termes d’heures travaillées à la situation précédant la diminution du temps de travail. Avec en prime une désorganisation de l’activité et un surmenage de la main-d’œuvre…
Des gains de productivité accrus : la clef…
La plupart des écueils décrits ci-dessus pourrait être évité ou du moins amorti en cas de gains de productivité élevés – en d’autres termes avec un modèle de croissance intensive (c’est-à-dire allant de pair avec de substantiels gains de productivité) et non extensive (reposant sur une augmentation globale des heures travaillées). Ne peuvent être distribuées, dans une économie correctement gérée, que les « richesses » réellement créées. En termes plus techniques, les avantages accordés à un salarié, soit sous la forme de salaires horaires accrus, soit par le bais d’éventuelles réductions du temps de travail, ne peuvent durablement excéder les gains de productivité.
Or force est de constater que les gains de productivité ne se sont guère manifestés au Luxembourg ces dernières années. Ainsi, les gains de productivité dans les secteurs marchands ont été rigoureusement nuls de 2000 à 2015. Si cette tendance devait perdurer, aucune marge ne serait disponible pour réduire le temps de travail moyen. Sauf à envisager une diminution correspondante des salaires horaires…
La révolution numérique pourrait certes générer des gains de productivité futurs, mais ce n’est encore qu’une hypothèse. Ces « dividendes numériques » devraient en outre sensiblement différer d’un secteur à l’autre. Plus que jamais, une éventuelle diminution du temps de travail devra donc s’opérer au niveau de chaque secteur, en fonction des réalités du terrain, des contraintes organisationnelles au sein des entreprises et des aspirations des individus.
Contre la « camisole de force »
Il est en outre plus que probable que ces « dividendes numériques » vont sensiblement différer d’un secteur à l’autre. Plus encore qu’actuellement, nous devons par conséquent fuir comme la peste, même si des gains de productivité agrégés devaient se manifester, la « camisole de force » d’une diminution généralisée du temps de travail, imposée à tous et qui confronterait notre pays aux nombreux écueils précités. Sans compter l’incidence sur la réputation du Grand-Duché auprès des potentiels investisseurs internationaux.
Plus que jamais, une éventuelle diminution du temps de travail devra donc s’opérer de manière « organique », au niveau des entreprises individuelles en fonction de leurs situations propres, de leurs expositions respectives à la « révolution numérique » et en misant sur le dialogue social dans l’entreprise. En demeurant aussi proche que possible du terrain et des aspirations des individus – qui peuvent différer en fonction de l’âge, du métier, de la qualification ou du parcours de vie.
Dans la situation conjoncturelle actuelle, marquée par une hausse limitée de la productivité du travail et une croissance toujours soutenue de l’emploi, toute réduction du temps de travail non compensée par une baisse correspondante des salaires constituerait paradoxalement un pas en arrière sur le chemin vers une croissance plus qualitative !
Plus généralement, la question de l’aménagement du temps de travail ne peut se cantonner à la réduction de ce dernier. La période de référence, le travail à distance, le développement décentralisé du temps partiel et le « job sharing » (partage d’un même emploi par deux personnes à temps partiel), le cumul entre emplois et études ou formations, de même qu’entre emplois et retraites, sont au moins aussi importants.
[1] Voir « Quelle politique du temps de travail », janvier 2017, par France Stratégie: http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2017-2027-actions-critiques-temps-de-travail-web-ok.pdf.